Arthur Rambo

De Cinéann.

Arthur Rambo , film français de Laurent Cantet, sorti en 2021

Analyse critique

En même temps qu’à Jekyll et Hyde, on pense aux deux visages de Janus, dieu romain des choix et des passages, des commencements et des fins. Pour Karim D. , il se trouve que le début et la fin coïncident, à peine parvenu à la gloire médiatique, le jeune écrivain dégringole, rétrogradé de coqueluche à paria en quarante-huit heures. La faute en est à son « double maléfique », Arthur Rambo, pseudonyme sous lequel il a tweeté les pires horreurs des années durant et qui vient d’être exposé sur les réseaux sociaux.

Laurent Cantet s’inspire de l' « affaire Mehdi Meklat », qui l’a laissé stupéfait. Meklat, plume adolescente du Bondy Blog, connu pour ses étonnants reportages sur Inter, chez Pascale Clark, avec son partenaire Badrou, a explosé en vol en 2017, après l’exhumation de ses messages haineux publiés sous le nom de Marcelin Deschamps. Vingt ans après L’Emploi du temps, libre adaptation de l’affaire Jean-Claude Romand, Cantet se frotte donc à un nouveau mystère, moins vertigineux mais terriblement contemporain, résumé par ce titre ingénieux où coexistent un poète (Arthur Rimbaud) et une brute (John Rambo).

Cantet montre la violence et la rapidité de la chute de Karim, avec une sécheresse, une neutralité qui n’évitent pas toujours la mise à distance. On admire la mécanique de ce chemin de croix, du haut vers le bas de l’échelle, de Paris vers la banlieue, de la fête à la solitude, ponctué de stations où le protagoniste est sommé de s’expliquer. Face à ses éditeurs, ses amis, sa famille, il plaide tour à tour la provocation, le « troisième degré » ou la colère sociale, et l’on sent que ces dialogues, si didactiques qu’ils en deviennent difficiles à jouer, traduisent avant tout les questionnements du cinéaste. La plus belle séquence, de fait, est aussi l’une des plus laconiques. « Vous n’en pensez rien ? », demande le jeune homme à une écrivaine confirmée chez qui il trouve brièvement refuge. « Si, je pense que tu apprends. »

Déclarations de Laurent Cantet:

N’étant pas utilisateur des réseaux sociaux, je n’avais jamais eu connaissance des fameux tweets de Mehdi Meklat. Je les ai découverts le lendemain matin de l’affaire, à la radio et dans la presse. Ma toute première réaction a été la stupeur. Mais j’avais surtout du mal à recoller les morceaux, à me dire que ce gars intelligent et sensible avait pu écrire ça. Comment tout cela pouvait-il cohabiter dans un même esprit ? Par la suite, beaucoup de gens, journalistes, intellectuels, ont essayé d’analyser cela et j’ai eu le sentiment que ça tournait en rond. J’avais l’impression que le discours, si construit soit-il, n’épuiserait jamais le mystère du personnage, ce qu’un film pouvait tenter de faire de manière plus sensible.

Je ne voulais surtout pas faire un biopic. Il fallait que je retrouve la distance que j’avais instaurée avec la vie de Jean-Claude Romand quand j’ai écrit L’Emploi du temps. C’est comme ça qu’est né Karim, dont on ne saura jamais vraiment pourquoi il a écrit ces tweets et qui lui-même ne le saura sans doute jamais. Karim/Arthur Rambo devait rester une énigme pour nous mais surtout pour lui-même. J’assume les ressemblances évidentes entre lui et Mehdi Meklat mais ne voulais en aucun cas être tenu de respecter le déroulé réel de son histoire. L’ensemble du film se concentre sur les deux jours de l’éclatement de l’affaire. En quelques heures, le statut de Karim bascule : on le rencontre à l’apogée de sa gloire, et en une nuit, il devient le paria que tout le monde fuit. C’est cette concentration temporelle qui a permis de focaliser sur les mécanismes de l’histoire, sur leur exemplarité, sur ce qu’ils nous disent de notre époque, de sa violence, de sa vitesse.

Le pseudo est venu très vite. Ce qui m’intéressait, c’était le contraste entre deux systèmes de référence très générationnels : la poésie de Rimbaud qui nous renvoie à une certaine idée de la culture classique et la brutalité de Rambo, héros populaire s’il en est. Ce grand écart décrit bien celui de Karim entre son ambition littéraire et sa colère.

Le film est construit comme un film de procès. Continuellement, Karim va être sommé de répondre à cette question : « Pourquoi as-tu écrit ça ? ». Le premier tribunal auquel il est soumis est présidé par la directrice de sa maison d’édition. La fulgurance des réseaux est antinomique avec la culture de cette femme pour qui une émission littéraire à la télé représente le summum de la communication médiatique. Elle se retrouve là face à un jeune garçon qui lui explique : « Il n’y a rien de grave, j’ai 200 000 followers et personne ne m’a jamais rien objecté ». Sans doute que les mots n’ont pas le même poids dans un livre ou quand ils s’affichent sur un écran de téléphone.

Ensuite, il est soumis au jugement de ses amis parisiens. Et à chaque fois, on lui repose les mêmes questions. Mais elles sont posées par des gens issus de milieux très différents, ce qui permet à Karim de décliner ses explications dans des registres eux aussi très différents, comme s’il n’y avait pas de réponses définitives à son énigme. Ce groupe de copains parisiens représente cette frange de jeunes gens issus de l’immigration qui ont trouvé une place à travers la culture, la musique, la mode. Une place précaire, ils le savent, que l’histoire de Karim vient menacer. « Tu ne vois pas comme on est fragile ? » lui demande avec lucidité Rachid, présentateur d’une émission de télé qui, craignant pour son propre statut, ne veut plus être vu à en sa compagnie.

Le trajet de Karim est un chemin de croix. C’est un trajet de chute, mais j’espère pourtant ne pas avoir fait de Karim un martyr. Ça a été mon souci constant, de l’écriture au montage. Il fallait qu’on oscille continuellement entre le rejet et l’empathie. Un salaud qui écrit des saloperies ne m’aurait pas intéressé. Par contre, qu’un jeune homme avec qui on pourrait sympathiser soit capable d’écrire de tels messages, ça questionne.

Karim est sans cesse en mouvement, et le film s’attache à restituer une géographie parisienne assez précise, avec cette ligne de démarcation du périphérique qui définit une géographie sociale bien connue, avec ces deux mondes qui se côtoient sans se mélanger. Karim, c’est le transfuge, celui qui franchit le périph, passe d’un monde à l’autre, et qui finit par le payer très cher. Pour arriver là où il veut arriver, Karim sait qu’il lui faut « trahir » ses origines et son milieu social. Son succès, il sait qu’il le doit à des compromis avec lesquels il n’est pas à l’aise.

Sa mère ressemble à beaucoup de ces mères qui sont dépassées par la situation. Toute sa vie durant, elle a tenté d’éviter les conflits, c’est une invisible. Les parents ou grands-parents issus de l’immigration n’ont pas les mêmes références, les mêmes codes ou les mêmes comportements que les plus jeunes. La mère objecte à Karim que s’il lui expliquait, elle comprendrait peut-être, et la seule réponse de Karim est : « Tu ne peux pas comprendre ». Le numérique creuse un peu plus encore le fossé générationnel. Il n’empêche que quand elle reproche à son fils la teneur de ses tweets, et qu’elle lui dit « qu’ici, on ne pense pas comme ça », Karim est plus déstabilisé qu’à aucun autre moment du film.

Karim compare les réseaux sociaux à une cour de récréation où il faut être le plus drôle, le plus fort, le plus sulfureux. On peut se permettre de tout dire parce qu’on a le sentiment que ça ne dépassera pas le périmètre de la cour. Sauf qu’en fait, cette cour-là est globale et peut toucher des millions de gens. C’est aussi ce qui rend le personnage intéressant : on ne sait pas exactement quel degré de conscience il a face à ce qu’il écrit et à la mémoire d’internet. L’idée était que les tweets soient inclus dans la mise en scène tout en la parasitant et en parasitant l’histoire, un peu comme quand on discute et que quelqu’un sort son téléphone pour lire un SMS. Tous les tweets que l’on peut lire ou entendre dans le film ont été écrits par nous. On a passé des jours entiers à les écrire et réécrire, avec Fanny Burdino et Samuel Doux mes coscénaristes, en soupesant avec précision leur horreur tout autant que leur éventuelle drôlerie.

La mise en scène prend en charge le fait que cette affaire est ici vue depuis l’intérieur, de l’autre côté du miroir médiatique, d’où des plages de calme, de silence, d’intériorité, qui contrastent avec le tumulte polémique de l’événement. Ces scènes de répit ne représentent qu’un court moment du film. Arthur Rambo est monté de manière plus courte et sèche que mes films précédents. Plus que mes autres films, celui-ci s’est aussi trouvé au montage, parfois même contre mon gré au début. Il fallait parfois aller contre le rythme de la séquence telle qu’elle avait été tournée. Je sentais que le film devait être à l’os. Plus direct, plus brutal, pour coller au rythme et à la violence des réseaux sociaux.

Il y a aussi une scène forte, à la fois émouvante et désespérante, avec Farid, le petit frère de Karim qui avait lu les tweets au premier degré et qui se sent « trahi » par la réaction contrite de son aîné. En fait, il y a une double remise en question dans cette scène. Celle de Farid qui réalise son propre aveuglement vis à vis des messages écrits par son frère, et qui vit ce moment comme une trahison qui semble mettre en question sa relation à ce frère qu’il ne reconnaît plus. Mais il y a surtout une prise de conscience qui s’opère pour Karim quand il saisit que Farid et ses copains, dont la maturité politique naissante ne s’embarrasse pas de complexité, ont pris ses messages pour argent comptant. Ça renvoie une fois de plus Karim à la responsabilité qu'il y a à écrire. C’est sans doute l’élément déclenchant de son départ final.

Distribution

  • Rabah Nait Oufella : Karim D.
  • Antoine Reinartz : Nicolas
  • Sofian Khammes : Rachid
  • Bilel Chegrani : Farid
  • Sarah Henochsberg : Léa

Fiche technique

  • Réalisation : Laurent Cantet
  • Scénario : Fanny Burdino, Laurent Cantet et Samuel Doux
  • Musique : Chloé Thévenin
  • Photographie : Pierre Milon
  • Montage : Mathilde Muyard
  • Sociétés de production : Les Films de Pierre ; France 2 Cinéma et Memento Production (coproductions)
  • Durée : 87 minutes
  • Dates de sortie : septembre 2021 (Festival de Saint-Sébastien)
    • France : 2 février 2022
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