Guy Debord

De Cinéann.

Guy Debord , écrivain, essayiste, cinéaste et révolutionnaire français, né le 28 décembre 1931 à Paris, mort le 30 novembre 1994.

Biographie

Très tôt, Guy Debord perd son père. Le mouvement populaire est amené dans l’impasse de la Seconde Guerre mondiale, et, à 17 ans, tous les événements fondateurs de ce qu’il appellera La société du spectacle sont en place : la généralisation de la technologie, l'espionnage généralisé, les camps, Hiroshima/Nagasaki, la collaboration de classe du PCF avec la bourgeoisie, l’affrontement « spectaculaire » Est/Ouest, et surtout la reconstruction à crédit de l’Europe. Jeune, il est déjà un grand connaisseur des surréalistes et prend pour figures tutélaires Lautréamont et Arthur Cravan.

1951-1952 : selon les propres mots de Debord, « jamais… le champ de bataille n'avait été aussi vide ». Au milieu de ce "désert" cependant la vie intellectuelle se poursuit. Du côté des défenseurs de la démocratie libérale : Aron, Mauriac, Malraux ; de l'autre, tous ceux qui gravitaient autour du PCF : Aragon, Sartre, Pablo Picasso. Au cours de cette période le parti stalinien aimantait encore nombre d’artistes, d'écrivains et d'intellectuels.

D’autres, cependant, refusaient ce partage. André Breton, Benjamin Péret, Jean Malaquais s’étaient rapprochés des mouvements libertaires ou du communisme de gauche antistalinien après avoir souvent flirté avec les thèses de Trotsky, fidèles toujours aux idéaux de la Révolution d'octobre plutôt qu'à l'URSS et à ses dirigeants.

Des électrons « libres » comme Boris Vian, Jacques Prévert, participaient au paysage intellectuel de ces années-là. Georges Bataille achevait son œuvre. Maximilien Rubel de son côté arrachait l’œuvre de Marx aux dogmatismes léninistes, tandis que les membres de Socialisme ou Barbarie (Claude Lefort, Cornelius Castoriadis notamment), et quelques autres tentaient une ouverture, dans une période dominée par la pensée stalinienne et bourgeoise. C'est à cette période qu'il rencontre Isidore Isou et les lettristes (Maurice Lemaître, Gil J Wolman, Jean-Louis Brau, Marc'O...), rencontres décisives qui marquent le fondement de ses engagements futurs.

Le scandale de la projection du film Traité de bave et d'éternité d'Isidore Isou au festival de Cannes (avril 1951) marque le jeune Debord et lui ouvre le champ de création qu’est le cinéma, le poussant à participer aux activités du mouvement lettriste, participation qui prendra fin en novembre 1952 à la suite d'un autre scandale, le « scandale Chaplin ». Entre temps, il participe à l'unique numéro de la revue Ion de Marc'O (avril 1952) en y publiant le synopsis de la première version (avec images) de son film Hurlements en faveur de Sade dont le titre lui avait été suggéré par Isou. Le premier film de Debord, désormais sans images et visuellement proche de L'Anticoncept de Gil J. Wolman, alterne séquences noires et blanches et se compose d'une bande son où des phrases poétiques détournées de leur contexte d'origine, entrecoupées de longs silences, visent à accélérer le processus de négation-décomposition (ce que les lettristes appelaient le "ciselant") dans le cinéma, déjà largement entamé dans les autres arts, notamment en peinture avec le Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevitch ou en littérature avec le Finnegans Wake de James Joyce et passer plus directement au projet du dépassement de l'Art, au cœur des préoccupations de Debord et des lettristes.

En novembre 1952 nait l'Internationale lettriste (I.L), qui marque ses distances avec le lettrisme d'Isou en revendiquant une attitude plus proche des anarchistes et des marxistes révolutionnaires que de l'idéal de "créativité généralisée" voulue par Isou. Les "internationaux" lettristes incarnent une sorte de Saint-Germain des Prés souterrain, vivant de façon clandestine leur refus de la norme sociale dans un Paris de l'après-guerre pas encore rénové par les urbanistes pour lequel ces lettristes se passionnent, y voyant le décor possible, à condition de l'étendre et de l'aménager, pour une future civilisation du jeu qui semble à même de se réaliser dans l'avenir.

Après la création de la revue L'Internationale lettriste en 1952, l'I.L fonde la revue Potlach qui commence à paraître en 1954. Le programme de Potlach annonce : « nous travaillons à l’établissement conscient et collectif d’une nouvelle civilisation ».

Dans la revue belge Les Lèvres Nues (1954-1957), Debord déclare :
« Entre les divers procédés "situationnistes", la dérive se présente comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade. »

C'est dans cette même revue, en 1956, que Debord et Wolman publient un texte fondamental : Mode d'emploi du détournement. L'Internationale lettriste se démarque désormais radicalement du lettrisme isouïen, développant un travail théorique qui débouchera bientôt sur la création de l'Internationale situationniste.

Une bonne partie de l'ancienne avant-garde lettriste, restée auprès d'Isou et Lemaître, décide de ne pas suivre Debord dans ce qu'elle considère comme une déviation politique et continuera à se développer indépendamment de l'Internationale lettriste.

1957 est pour Debord année décisive où, à Albissola en Italie, sont jetées les bases d’une nouvelle avant-garde qu'il définit dans une de ses correspondances comme le mouvement qui a dominé le passé et qui, à tout moment dans sa pratique comme dans sa théorie pratique, domine le présent. La dérive, la création de situations ludiques, etc., sont proposées par Debord dans le premier texte fondateur de cette nouvelle avant-garde : Rapport sur la construction de situations et sur les conditions de l'organisation et de l'action de la tendance situationniste internationale.

Les premières années sont marquées par une recrue importante d'artistes qui tentent d'expérimenter différents procédés, pouvant s'intégrer à une nouvelle architecture des villes appelée de leurs vœux par les situationnistes, notamment ce que le hollandais Constant nomme urbanisme unitaire et qui serait propice à l'invention ludique, la construction de situations et la réalisation de nouveaux désirs. L'I.S. s'attache en même temps, par des manifestations provocatrices, à faire la propagande, au sein de la culture officielle, d'un nouvel emploi, révolutionnaire, des arts (par exemple, lors de la réunion à Bruxelles, en avril 1958, de critiques d'art internationaux). L'I.S., en effet, estime que la crise des arts n'est que le symptôme de l'apparition d'un phénomène plus vaste : la possibilité de réaliser directement, pour la première fois dans l'Histoire, l'union de l'Art et de la vie, « non pour abaisser l'Art à la vie actuellement existante, mais au contraire pour élever la vie à ce que l'Art promettait », en s'emparant des moyens que la bourgeoisie a développés par l'accroissement de sa domination sur la nature :
« Nous parlons d'artistes libres, mais il n'y a pas de liberté artistique possible avant de nous être emparés des moyens accumulés par le XXe siècle, qui sont pour nous les vrais moyens de la production artistique, et qui condamnent ceux qui en sont privés à n'être pas des artistes de ce temps (...). La domination de la nature peut être révolutionnaire ou devenir l'arme absolue des forces du passé. »

Dans cette perspective, les situationnistes envisagent que « la construction des situations remplacera le théâtre seulement dans le sens où la construction réelle de la vie a remplacé toujours plus la religion ».

En 1959, Debord « rencontre le groupe d'intellectuels et d'ouvriers révolutionnaires Socialisme ou Barbarie . »

En 1960, Debord signe le Manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie.

Il continue sa création cinématographique, avec Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959) et Critique de la séparation (1961). Dans ces deux films, il fait un état des lieux de la vie aliénée, séparée par le quotidien marchand où chacun doit perdre sa vie pour rencontrer les autres dans le monde séparé de la marchandise.

Le mouvement s’accélère dans la critique, qui s’occupe de moins en moins de la mort de l’art, mais veut englober le projet de son dépassement avec celui d'une critique globale de la société. La nouveauté n’est pas la dénonciation du capitalisme ou de l’aliénation, mais bien la critique radicale tant dans la forme que dans le contenu du système marchand qui aliène les individus dans leur vie quotidienne. L'avenir n’est pas considéré comme situationniste, et c'est ce qui fonde la nouveauté de cette avant-garde. Les situationnistes considèrent, en ce début de ces années 1960, que les conditions pour une révolution sociale sont à nouveau favorables. Les situationnistes se déclarent les continuateurs de la Commune de 1871.

Directeur de la revue Internationale Situationniste, Debord l’anime avec le renfort de Raoul Vaneigem et du hongrois Attila Kotanyi. Leurs collaborations entraînent l’éviction des « artistes » et débouchent sur « les thèses de Hambourg » ; thèses qui se résument à la dernière de Marx sur Feuerbach : « il faut réaliser la philosophie ». Au programme, classique depuis les thèses sur Feuerbach que Marx assignait d'office au prolétariat, les situationnistes lui associent celui de dépasser et de réaliser l'art:
« C'est ainsi qu'à partir de l'art moderne - de la poésie - de son dépassement, de ce que l'art moderne a cherché et promis, à partir de la place nette, pour ainsi dire, qu'il a su faire dans les valeurs et les règles du comportement quotidien, on va voir maintenant reparaître la théorie révolutionnaire qui était venue dans la première moitié du XIX siècle à partir de la philosophie (de la réflexion critique sur la philosophie, de la crise et de la mort de la philosophie) »

Le résultat le plus important en est la sortie coup sur coup de deux livres : La Société du spectacle de Debord (publié le 14 novembre 1967 initialement chez Buchet/Chastel) et Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem (publié le 30 novembre 1967 chez Gallimard). Si le livre de Vaneigem est circonstanciel, celui de Debord est plus théorique dans la mesure où il repose sur la pensée et les œuvres de Georg Lukács, Karl Korsch, et surtout Marx et Hegel. Debord articule l’aliénation « nécessaire » d’Hegel avec ce que Marx appelle « le caractère fétiche de la marchandise et son secret » en se basant sur le travail de Lukács dans Histoire et conscience de classe, qui pose le sujet aliéné, la conscience de classe aliénée. À cette base économique de l’aliénation, il adjoint l’image de la marchandise médiatisée à outrance par la publicité qui vient des États-Unis (voir notamment le livre de Daniel J. Boorstin : « Nous n'allons pas mettre l'image à l'épreuve de la réalité, mais mettre la réalité à l'épreuve de l'image »). Debord en recommande la lecture autour de lui. Debord fait le lien que Boorstin et d’autres voient, comme Orwell dans Un peu d’air frais, avec le grand supermarché et la fin d’un monde, celui du capitalisme de chemin de fer, et l’avènement de la société dite du « spectacle ». Sur les deux versants : « spectacle diffus » de la société capitaliste à l’ouest, et « spectacle concentré » du capitalisme d'État des « démocraties populaires », il ne voit qu’une société spectaculaire-marchande qu’il faut abattre.

Le 22 novembre 1966 est publiée à Strasbourg une brochure anonyme (on sait aujourd'hui qu'elle a été principalement rédigée par Mustapha Khayati), De la misère en milieu étudiant. Pascal Dumontier la considère comme un évènement indissociable des évènements de mai 1968 dans son livre Les Situationnistes et Mai 1968, théorie et pratique de la révolution (1966-1972) (Éditions Gérard Lebovici, 1990). Quand arrive le 22 mars 1968 à Nanterre, l'I.S. occupe déjà, via les Enragés de René Riesel, une position alternative, critique et qualitative envers l'opposition officielle représentée par le Mouvement du 22-mars qui va cristalliser les mécontentements au sein de l'université et entraîner une réaction en chaîne. Sa revue a déjà une grande renommée malgré des ventes en kiosque assez faibles de 400 exemplaires en moyenne (l’essentiel du tirage est envoyé aux abonnés, ou diffusé gratuitement par l’IS). Debord écrit, le 10 juin 1968, à un correspondant italien : « Nous avons presque fait une révolution (...) La grève est maintenant battue (principalement par la C.G.T.) mais toute la société française est en crise pour longtemps » ; et le 24 décembre 1968 : « J'aime aussi beaucoup la citation du Cardinal de Retz, non seulement en ce qu'elle rejoint les thèmes de l' « imagination au pouvoir » et de « prenez vos désirs pour des réalités, mais aussi parce qu'il y a cette amusante parenté entre la Fronde de 1648 et mai : les deux seuls grands mouvements à Paris qui aient éclaté en réponse immédiate à des arrestations ; et l'un comme l'autre avec des barricades ». Pour Debord, Mai 68 est l’aboutissement logique de l’I.S. qu'il interprète comme « un mouvement révolutionnaire prolétarien, resurgissant d'un demi-siècle d'écrasement » « qui cherchait sa conscience théorique ». En 1969, le dernier numéro de la revue s’ouvre par : « Le commencement d’une époque ».

À partir des années 1970, la vie de Debord devient de plus en plus nomade : il séjourne, selon les saisons, entre Paris, l'Auvergne et la Toscane, ses séjours en Italie, notamment, lui permettent d'observer de près les menées contre-insurrectionnelles qu'un État moderne est à même de conduire dans le cadre de la résurgence de la subversion prolétarienne; dans ce contexte explosif, dans tous les sens du terme, des années de plomb, il continue à mener ses combats au côté de Gianfranco Sanguinetti, ancien situationniste de la deuxième section italienne avec qui il noue une longue amitié.

Il devient également un proche de Gérard Lebovici, qui finance coup sur coup trois films : l’adaptation de son livre La Société du Spectacle (1973), puis un court-métrage en forme de pamphlet , Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film « La Société du Spectacle » (1975). Mais c’est avec son film In girum imus nocte et consumimur igni (1978), un palindrome latin signifiant « Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu », qu’il arrive à pleine maturité. Il fait dans ce film un bilan mélancolique, mais sans amertume, de son parcours esthétique et politique et semble faire le deuil, dix ans après mai 1968, des espoirs révolutionnaires nés autour de cette période.

À la suite de l'assassinat le 5 mars 1984, non élucidé de son ami et producteur de cinéma Gérard Lebovici dans un parking de l'avenue Foch, il est mis en cause et largement accusé par la presse, toute tendance confondue, certains journaux allant même jusqu'à l'accuser d'être responsable directement ou indirectement du meurtre. Debord, pour une fois, ne se contente pas d'encaisser les coups, mais saisit la justice pour défendre son honneur : il intente des procès en diffamation contre quelques titres et les gagne. Il revient sur cette période et ces événements dans Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici. Dans ce livre, où il manifeste une colère froide envers ceux qu'il appelle « les employés aux écritures du système du mensonge spectaculaire », il renvoie dos à dos ceux qui le calomnient et ceux qui le défendent, tous accusés de collaborer avec un système qu'il a condamné dans sa totalité : « la bassesse ne se divise pas ». En hommage à son ami, il décide d'interdire la diffusion de ses films en France jusqu’à sa mort en même temps que de figurer de façon plus marqué au catalogue de Champ libre devenu éditions Gérard Lebovici et manifeste, en privé, un soutien sans faille à sa veuve qui poursuit l'œuvre de son mari.

En 1988, les Commentaires sur la société du spectacle, inspirés notamment par la situation en France et l'observation de la situation politique de l'Italie des années 1970, notent la convergence – récente à l'époque – entre les deux variantes d'organisation du capital, de la société du spectacle, vers le stade du spectaculaire intégré. Il montre que c’est en France et en Italie que le spectaculaire est le plus avancé. Le mensonge, la corruption et le poids des services secrets et autres officines caractérisent les derniers développements au stade du spectaculaire intégré. Comme le rappelle Shigenobu Gonzalves dans Guy Debord ou la beauté du négatif (éditions Mille et une nuits, 1998, page 49), « Debord annonce, dans l'indifférence générale, l'effondrement des dictatures bureaucratiques des pays de l'Est ». Dans la Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du Spectacle », il revient sur l'activité des Brigades rouges et leurs liens avec les services italiens, et analyse comment la fraction droitière du parti démocrate-chrétien incarné par Andreotti, la loge P2 et des officines ont conduit à l'élimination d'Aldo Moro, hypothèse étayée aujourd'hui par différents travaux et témoignages.

Dans les années 1980, il s'attelle à un nouveau projet de dictionnaire encore inédit à ce jour intitulé apologie et rédige quelques textes pour la revue post-situationniste l'Encyclopédie des Nuisances. En 1988 une brève polémique privée l'oppose à Jean-Pierre Baudet au sujet de l'œuvre de Günther Anders dont certaines analyses pouvaient sembler annoncer ou anticiper celles de Debord.

Atteint de polynévrite alcoolique, il est durant un temps soigné par Michel Bounan, un médecin homéopathe proche des idées de Debord. Prenant les devants face à cette maladie incurable, Debord se suicide dans sa propriété de Champot, près de Bellevue-la-Montagne en Haute-Loire, le 30 novembre 1994. Dans un extrait de Panégyrique, il exprime malgré tout son amour pour l'alcool, et pour ce que l'ivresse lui a apporté dans sa vie et son œuvre, en restant conscient que son état de santé était entièrement lié à son alcoolisme avoué et assumé. Marié à Michèle Bernstein en 1954, il avait épousé, en secondes noces, Alice Becker-Ho en 1972.

Pensée

Anselm Jappe, dans un essai remarqué sur Guy Debord, montre que « la compréhension des théories de Debord nécessite avant tout que l'on fixe sa place parmi les théories marxistes ». En effet, à la suite aussi des influences de Henri Lefebvre, Joseph Gabel ou de Socialisme ou Barbarie, dès le chapitre deux de La Société du spectacle, Debord s'appuie sur les théories de Karl Marx pour construire sa théorie du Spectacle et parmi les penseurs marxistes, Georg Lukács compte parmi ceux qui ont eu une influence décisive sur ses écrits théoriques. Pour Jappe il faut donc rattacher la théorie du Spectacle à la question de l'analyse de la marchandise, de la réification, de la valeur et du fétichisme de la marchandise, car Debord s'appuie sur celle-ci pour élaborer son concept critique de spectacle. En recentrant la théorie de Debord sur son rapport à Marx, Jappe montre aussi que le spectacle ne peut pas être réduit à une logique immanente à « l'image » en elle-même comme le pensent certains interprètes, car ce dont veut rendre compte le concept critique de spectacle c'est que « le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » (thèse 4 de La Société du spectacle). Debord ne traite donc pas du « Spectacle » de manière transhistorique mais en fait une caractéristique essentielle de la société contemporaine. Il ne s'inscrit donc pas dans la continuité des « philosophies de l'image » précédentes et il n'y a aucune haine de l'image chez Debord, comme le montre son œuvre cinématographique.

Ainsi, la première thèse de La société du spectacle détourne la première phrase du Capital, où l'immense accumulation de marchandises déjà constatée par Marx comme réduction de la vie humaine et de son environnement aux critères purement quantitatifs s'est encore aggravée dans le cadre d'une société qui ne peut plus proposer la qualité, que de manière purement abstraite c'est-à-dire sur le plan de l'image, cette qualité ayant été, depuis longtemps, éliminé de la vie empirique des hommes. En démontrant que Debord s'appuie sur l'interprétation que Lukács fait de la pensée de Marx à travers son identification de la marchandise « comme catégorie universelle de l'être social total », Anselm Jappe écrit donc que « Le problème n'est pas uniquement l'infidélité de l'image par rapport à ce qu'elle représente, mais l'état même de la réalité qui doit être représentée », Jappe reconnaissant dans le premier cas « une conception superficelle du fétichisme de la marchandise qui n'y voit qu'une fausse représentation de la réalité ».

On peut ainsi retracer le parcours qui part du travail abstrait pour se représenter d'abord dans la valeur d'échange puis se matérialiser dans l'argent; l'accumulation d'argent qui se transforme ensuite, dépassé un certain seuil, en capital ; pour aboutir enfin au « spectacle » lui-même qui est « le capital à un tel degré d'accumulation qu'il devient image ». Cette idéologie sous-jacente, par laquelle la classe bourgeoise impose le résultat irrationnel de son mode de production comme ensemble rationnel cohérent et indiscutable à l'admiration de la foule atomisée où toute communication directe entre producteurs s'est dissoute avec celle des communautés, « dictature totalitaire du fragment » qui masque « les ensembles et leur mouvement », influence à son tour l'activité sociale réelle de sorte que, par « là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d'un comportement hypnotique », l'idéologie se matérialise.

Debord oppose la « force matérielle abstraitement possédée par la société », abstraitement parce que monopolisée par les spécialistes au pouvoir et maintenue dans les cadres hiérarchiques et étouffants du vieux monde d'un côté, et la dépossession du prolétariat, renforcé objectivement, en ces années 1960, par la généralisation du salariat, identifié comme « l'immense majorité des travailleurs qui ont perdu tout pouvoir sur l'emploi de leur vie », source de cette même force matérielle, de l'autre, qui, malgré le fait qu'elle ait libérée la société de la survie immédiate « n'est pas davantage affranchie de l'ancienne pénurie puisqu'elle exige la participation de la grande majorité des hommes, comme travailleurs salariés, à la poursuite infinie de son effort ; et que chacun sait qu'il lui faut s'y soumettre ou mourir. ». Au contraire de nombre de penseurs et sociologues de sa date, Debord n'abandonne pas la pensée de Marx, parce que celui-ci se serait superficiellement trompé sur la paupérisation inéluctable du prolétariat, hypothèse effectivement démentie en ces années 1960, mais reprend son œuvre en la confrontant aux changements inattendus de son époque pour comprendre comment « la vieille société de classes s'était maintenue partout en modernisant considérablement son oppression, et en développant avec toujours plus d'abondance ses contradictions », et pour conclure, en somme, « que le SPECTACLE était le nouveau visage du CAPITAL ayant provisoirement résolu ses contradictions initiales ; et qu'il fallait reprendre la critique de Marx à partir de cette nouvelle réalité ».

Debord, à la suite de Lukács, approuve le fait que l'économie soit arrivée à diriger toute la vie sociale car ce n'est que comme cela qu'elle peut quitter sa base inconsciente et être enfin reconnue pleinement par les individus :
« Mais l'économie autonome se sépare à jamais du besoin profond dans la mesure même où elle sort de l'inconscient social qui dépendait d'elle sans le savoir » ; « Au moment où la société découvre qu'elle dépend de l'économie, l'économie, en fait, dépend d'elle. Cette puissance souterraine, qui a grandi jusqu'à paraître souverainement, a aussi perdu sa puissance. Là où était le ça économique doit venir le je. »

Le ça économique peut donc être identifié aux forces de l'inconscient social par lesquelles l'économie politique maintient inchangées ses rapports de production et empêche, corollairement, que soient réorientées, souverainement, les forces productives. Ceci est devenu aujourd'hui particulièrement flagrant avec le phénomène de la pollution que l'I.S. avait, en quelque sorte, anticipée en prenant en compte les deux termes de l'alternative :
« Le vieux schéma de la contradiction entre forces productives et rapports de production ne doit certes plus se comprendre comme une condamnation automatique à court terme de la production capitaliste qui stagnerait et deviendrait incapable de continuer son développement. Mais cette contradiction doit se lire comme la condamnation (dont il reste à tenter l'exécution avec les armes qu'il faudra) du développement à la fois mesquin et dangereux que se ménage l'autorégulation de cette production, en regard du grandiose développement possible qui s'appuierait sur la présente infrastructure économique . »

Dans ce contexte d'un « monde réellement renversé » où « le vrai est un moment du faux », Debord rejoint certaines conclusions de Günther Anders dans L'obsolescence de l'homme (1956) quand il annonce que « l'histoire des idéologies est finie » : Le « Tout est moins vrai que la somme des vérités de ses parties ou, pour retourner la célèbre phrase de Hegel : « Le Tout est le mensonge, seul le Tout est le mensonge. » La tâche de ceux qui nous livrent l'image du monde consiste ainsi à confectionner à notre intention un Tout mensonger à partir de multiples vérités partielles. » ; « Notre monde actuel est « postidéologique » : il n'a plus besoin d'idéologie. Ce qui signifie qu'il est inutile d'arranger après coup de fausses visions du monde, des visions qui diffèrent du monde, des idéologies, puisque le cours du monde lui-même est déjà un spectacle arrangé. Mentir devient superflu quand le mensonge est devenu vrai. »

Issue d'une jonction entre les lettristes les plus virulents et des membres du groupe Bauhaus Imaginiste de Asger Jorn, l'Internationale Situationniste est créée le 27 juillet 1957 à Albisola en Italie. Après une brève période consacrée exclusivement à la recherche pratique du dépassement de l'art, les situationnistes s'emploient à refonder une théorie révolutionnaire du monde moderne. Ils critiquent à la fois la société spectaculaire-marchande à l'ouest et le capitalisme d'État à l'est. Proche quelque temps de Socialisme ou barbarie, groupe auquel participe Debord en 1960-61, et du philosophe marxiste Henri Lefebvre, ils deviennent nettement plus critiques et leur action ne cesse pas de s'intensifier au cours des années 1960, (quoique leur nombre dépasse rarement la douzaine). Ils prônent l'instauration de conseils ouvriers et jouent un rôle clef dans la révolte de Mai 68 en participant aux combats et en s'associant aux Enragés pour occuper la Sorbonne et répandre le mouvement de grève dans les usines dans la journée décisive du 15 mai 1968. Après ce succès (10 millions de grévistes "sauvages" dans toute la France), mais vite brisé par l'incapacité des éléments les plus radicaux à influer plus avant sur le mouvement ouvrier bien encadré, après un léger flottement, par ses syndicats attachés, quant à eux et comme toujours, à sauvegarder l'essentiel du régime en place (accords de Grenelle, dissolution des groupes d'extrême gauche), les situationnistes se réfugient en Belgique d'où ils donnent le texte Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations. Debord refusa de prendre un rôle de chef et prit soin de mettre fin à l'I.S. au moment ou elle se trouvait envahie de "révolutionnaires" passifs et idéalistes qu'il nomma ironiquement les "pro-situ". Il en profita pour expliquer très clairement la nécessité impérieuse de ce sabordage dans un texte capital pour comprendre les particularités des situationnistes : La Véritable scission dans l'Internationale Situationniste, édité en avril 1972.

Œuvres

Écrits

  • Hurlements en faveur de Sade (synopsis), revue Ion, avril 1952 (Rééd. Jean-Paul Rocher, 1999).
  • Rapport sur la construction des situations, Internationale lettriste, 1957 ; Mille et une Nuits, 1999. Également dans Documents relatifs à la fondation de l'Internationale situationniste (1948-1957), Allia, 1985.
  • Contre le cinéma, scénarios des trois premiers films de Debord illustrés par des images des films, édité et préfacé par Asger Jorn, Institut scandinave de vandalisme comparé, Aarhus, Danemark, 1964.
  • Le Déclin et la chute de l'économie spectaculaire-marchande, brochure parue anonymement en 1965 et dans IS en 1966 au sujet des émeutes des Noirs à Los Angeles. Debord la fera rééditer en 1993 suite à de nouvelles émeutes (Les Belles Lettres, 1993).
  • Le Point d'explosion de l'idéologie en Chine, brochure contredisant les intellectuels français acquis à Mao. Ce texte fut également publié dans l'IS en 1967.
  • La Société du spectacle, Buchet-Chastel, 1967 ; Champ libre, 1971 ; Gallimard, 1992.
  • Œuvres cinématographiques complètes, Champ libre, 1978 ; Gallimard, 1994.
  • In girum imus nocte et consumimur igni. Édition critique, éditions Gérard Lebovici, 1990 ; Gallimard, 1999.
  • « Cette mauvaise réputation... », Gallimard, 1993.
  • Des contrats, Le temps qu'il fait, 1995.
  • Panégyrique, tome second, Arthème Fayard, 1997.
  • La planète malade, Gallimard, 2004.

Films

  • Hurlements en faveur de Sade 1952.
  • Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, 1959.
  • Critique de la séparation 1961.
  • La Société du spectacle 1973.
  • Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu'hostiles, qui ont été jusqu'ici portés sur le film « La Société du spectacle », 1975.
  • In girum imus nocte et consumimur igni, 1978

Le Jeu de la Guerre

En 1965, Guy Debord dépose le brevet d'un Jeu de la Guerre (dit encore Kriegspiel) qu'il avait imaginé dix ans plus tôt. En 1977, il s'associe à Gérard Lebovici pour fonder une société nommée « Les Jeux stratégiques et historiques » dont l'objet est la production et la publication de jeux. Quelques exemplaires en cuivre argenté du Jeu de la Guerre seront réalisés par un artisan et une Règle du « Jeu de la Guerre » est publiée en français et en anglais. En 1987, paraît le livre Le Jeu de la Guerre (éd. Gérard Lebovici, puis Gallimard en 2006) présenté sous forme d'un « relevé des positions successives de toutes les forces au cours d'une partie ». Un modèle rudimentaire du jeu avait été diffusé dans le même temps. Ce jeu est basé sur les lois établies par la théorie de la guerre de Clausewitz et a donc pour modèle historique la guerre classique du dix-huitième siècle, prolongé par les guerres de la Révolution et de l'Empire. Une adaptation informatique du jeu est apparue sur internet en 2008.

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