Les Amants sacrifiés

De Cinéann.

Les Amants sacrifiés (スパイの妻, Supai no tsuma), film japonais de Kiyoshi Kurosawa, sorti en 2020

Analyse critique

Le film se situe à Kôbe, en 1941, 6 mois avant l'attaque de Pearl Harbor. Après avoir découvert que l’armée japonaise se livrait à des crimes de guerre en Mandchourie, Yusaku Fukuhara, un industriel respecté, décide d’en réunir les preuves, sous la forme d’un film amateur, afin de convaincre la communauté internationale, et plus particulièrement les États-Unis, d’entrer en guerre contre l’empire nippon. « Changer l’histoire avant que l’histoire ne me change », dira-t-il, pour justifier son refus de l’embrigadement patriotique au service de l’Etat militariste. Le film s’engage, dans un premier temps, sur la voie d’un scénario hitchcockien, celui du soupçon conjugal. Satoko, l’épouse de Fukuhara, pense d'abord que son mari cache une maîtresse puis découvre progressivement ses projets et accepte de l’aider à quitter le pays en possession des documents incriminants.

Mais ce postulat très programmé va subtilement vaciller sur ses bases et s’enrichir de développements inattendus, d’interrogations inabouties. Comme si le mystère n’était pas appelé à s’éclaircir, mais à déployer des ramifications comme autant de questions irrésolues. Le doute s’installe, dès lors, quant à la véritable motivation des protagonistes, quant à la caractérisation des liens qui unissent le couple , quant à la véritable nature de personnages a priori secondaires : la jeune femme morte qui pourrait avoir été la maîtresse de Fukuhara, le jeune et intraitable chef de la police secrète, ancien ami d'enfance, qui pourrait avoir été amoureux de Satoko. Cette sensation est tout autant produite par les rebondissements du récit que par le génie d’une mise en scène confrontant les plans à de fantomatiques virtualités. Le doute est un spectre qui hante toutes les images du film.

Qui est l’espion du film ? D’abord un manipulateur qui incarne l’image d’un pur metteur en scène maître de ses effets. Ce dont une séquence témoigne littéralement : Satoko applaudissant devant un écran de cinéma au stratagème d’un mari qui se sera révélé efficace, mais dont la motivation était peut-être plus obscure que ce qu’on croit. Les Amants sacrifiés repose sur un art de la fiction particulièrement excitant, réflexion complexe et ouverte sur les actions et leurs rapports avec les intentions des individus, ces dernières ne pouvant se résumer à leurs justifications subjectives.

La motivation des personnages, et les sentiments qui lient ceux-ci, ne sont pas forcément contradictoires mais tout autant indémêlables, trompeurs et obscurément perçus par les êtres. Secrets d’Etat ou mystères conjugaux ? La trahison politique peut-elle être une mise en scène domestique ? La véritable portée de ce faux film de genre peut sans doute se résumer à une interrogation sur la nature de la conscience elle-même. Les actes des protagonistes sont-ils les conséquences de décisions prises en toute connaissance de cause ? Sans doute pas. C’est la leçon d’un film qui étudie la distance entre les actes et la conscience qui les détermine. Les hommes sont tous les espions d’eux-mêmes, condamnés à effectuer des actions dont la signification leur échappe en partie et à tout jamais.

L'aspect historique du Japon des années 1940 est largement évoqué: L'expansion japonaise dans l'est de l'Asie a débuté en 1931 avec l'invasion de la Mandchourie, province chinoise évoquée dans le film. Créée entre 1932 et 1933 par mandat impérial, l'Unité 731 y était une faction militaire de recherche bactériologique de l'Armée impériale japonaise. Ce groupe était dirigé par Shirō Ishii et rassemblait une centaine de chercheurs. Officiellement, il se consacrait à la "prévention des épidémies et la purification de l'eau". En réalité, l'unité effectuait des expérimentations sur des cobayes humains et des recherches sur diverses maladies. Le but était de les utiliser comme armes bactériologiques. Les expériences pratiquées ont fait entre 300.000 et 480.000 victimes.
L'État japonais n’a reconnu son existence qu’en 2002. L'Unité 731 est aujourd'hui reconnue responsable de crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Cet épisode sombre de l'Histoire du Japon est aujourd'hui encore un sujet quasiment tabou. En s'attaquant à ce récit peu glorieux concernant l'Armée nippone, Kiyoshi Kurosawa brise une certaine omerta, effectuant un nécessaire travail de mémoire à travers ce récit d'espionnage.

Kiyoshi Kurosawa déclare :
Question : Du Japon, vous évoquez le nationalisme, la militarisation, les crimes de guerre commis en Mandchourie.
Il y a bien une volonté de ma part de retranscrire un état de fait. A savoir que peu de personnes à l’époque ont réussi à formaliser les critiques qu’elles nourrissaient à l’égard du gouvernement. Régnait alors un climat de tensions extrêmes. Politiquement, il était difficile de s’insurger, car la répression était sans appel. Ce que j’essaie de montrer ici, c’est que, quels que soient le climat politique et les mesures de répression, le pouvoir ne peut régner totalement dans l’intimité et dans le cœur des gens, ultime espace de résistance quand tout au-dehors semble irrespirable.

C’est un film d’espionnage mais qui traite aussi de la suspicion au sein du couple. Pour moi, ce qui est nouveau, c’est que ce doute émane du personnage féminin, soupçonnant son mari de cacher une maîtresse. Je sais que c’est un motif très commun, traité mille fois dans la littérature comme au cinéma. Mais c’est une perspective que je n’avais jusqu’alors jamais abordée. Cette idée que l’héroïne agisse aiguillée par la jalousie revient entièrement à Hamaguchi.

Moi-même j’avais, à vrai dire, un peu de mal à comprendre le personnage de l’épouse Satoko qu’avait créé Hamaguchi. Il faut dire qu’elle adopte des comportements assez incohérents, qui vont parfois à l’encontre de ce qu’elle espère ou attend. C’est une femme capable tour à tour de trahir son mari, puis finalement d’avoir envie de partir au bout du monde avec lui. Alors j’ai dit à Yu Aoi, son interprète, que je lui confiais entièrement le personnage. Et elle s’est montrée brillante en plongeant tout entière dans son mystère et sa complexité.

Distribution

  • Yû Aoi : Satoko Fukuhara
  • Masahiro Higashide : Yasuharu Tsumori
  • Hyunri : Hiroko Kusakabe
  • Issei Takahashi : Yusaku Fukuhara

Fiche technique

  • Titre original : スパイの妻, Supai no tsuma, littéralement la Femme de l'espion
  • Réalisation : Kiyoshi Kurosawa
  • Scénario : Ryûsuke Hamaguchi et Kiyoshi Kurosawa
  • Durée : 115 minutes
  • Dates de sortie : 8 septembre 2020 (Mostra de Venise 2020)
    • Japon : 16 octobre 2020
    • France : 8 décembre 2021

Récompense :

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