Une séparation

De Cinéann.

Une séparation (Jodaeiye Nader az Simin), film iranien du réalisateur Asghar Farhadi, sorti en 2011.

Analyse critique

Le film se passe à Téhéran, de nos jours, dans un milieu aisé, avec voitures, lave-vaisselle, et un emploi pour Simin et Nader. Simin demande le divorce car son mari, Nader ne veut pas la suivre au Canada en compagnie de leur jeune fille de onze ans. Incapable de s'occuper de son vieux père atteint de la maladie d'Alzheimer, Nader doit engager une aide-soignante. Il embauche une mère de famille dans le besoin, qui accepte ce job sans l'accord de son mari, chômeur dépressif, violent, conservateur. Cette femme, Hodjat, qui vient remplir sa tâche flanquée de sa gamine, est d'abord confrontée à un dilemme : le vieillard se pisse dessus, elle doit le changer, le laver, lui ôter son pantalon, ce qui, en regard de ses convictions religieuses et des usages qu'elles impliquent, constitue un péché.

Hodjat commet une faute : elle laisse un moment le vieux sans surveillance. Licenciée, elle revient sonner chez son employeur pour être payée de ses heures de travail. Nader, prétextant qu'elle a manqué à ses devoirs, refuse de la dédommager, la repousse sur le palier. Elle tombe dans l'escalier. Elle dépose une plainte. Nader, dit-elle, l'aurait violentée et aurait provoqué une fausse couche.

C'est là que l'on se retrouve devant un juge, une seconde fois. Pour démêler l'imbroglio. Nader savait-il qu'elle était enceinte, comme elle l'affirme ? Impossible, clame-t-il, de percevoir une grossesse chez cette femme vêtue d'un tchador. A-t-il réellement provoqué la mort de ce bébé de quatre mois et demi ? Il est menacé de prison.

Dès lors, de quelle "séparation" s'agit-il ? Du divorce, ô combien prégnant, entre classe aisée et classe populaire, entre traditions (superstitions, règles islamiques) et modernité (bourgeoisie, désirs d'émancipation). La femme séparée, revenue soutenir un mari dont elle espère un retour de flamme conjugale, paye la caution qui évite à Nader de se retrouver derrière les barreaux. Elle va tenter de négocier avec la femme voilée qui, de son côté, se débat entre mari revanchard et fidélité aux préceptes du Coran.

Pour relativiser les lectures faites par les uns et les autres de son film, Une séparation, Asghar Farhadi raconte volontiers une histoire. Un éléphant se retrouve au milieu d'une pièce pleine de gens et plongée dans l'obscurité. Tout le monde est invité à le toucher pour deviner de quoi il s'agit. Celui qui touche une patte a l'impression d'avoir affaire à la colonne d'un temple, celui qui palpe une oreille pensera à une feuille d'arbre tropical, celui qui touche sa trompe vous dira qu'il s'agit d'un saxophone. "Si on allume la lumière, tout le monde s'accorde pourtant sur le fait que c'est un éléphant."

Ils ont tous tort, et en même temps ils ont tous raison. Chacun juge en fonction de ses critères personnels, et planent toujours suffisamment d'ombres pour que le regard que l'on porte sur le monde reste partiel, subjectif, engagé. Qui peut se targuer de pouvoir proclamer la vérité ? Certainement pas Asghar Farhadi, dont le film s'articule autour de faits que le scénario laisse longtemps et à dessein irrésolus. A deux reprises, les personnages d'Une séparation se retrouvent devant un juge et plaident à tour de rôle le bien-fondé de leur démarche. Le spectateur est invité à occuper la place de cet arbitre judiciaire et à prendre parti pour l'un puis pour l'autre. La force du film est dans sa capacité à le faire douter, lui faire plusieurs fois changer de camp au fur et à mesure que se déroule l'intrigue.

Ces deux situations soulignent l'ambiguïté du titre. Lorsque, d'abord, une femme vient réclamer un divorce et le droit d'amener sa fille de 11 ans, arrangement que son époux Nader lui refuse, il apparaît que la séparation est d'ordre conjugal. La justice déboute l'épouse qui part habiter seule ailleurs. Mais, d'un affrontement privé, Asghar Farhadi saute à un conflit social, donnant à son propos une portée beaucoup plus générale, éminemment politique.

Les personnages sont définis socialement, et ils doivent se débrouiller avec les problèmes, les tabous, les espoirs de leur milieu. Ils sont les miroirs d'un pays où la difficulté de vivre et les contradictions d'une société divisée finissent par monter les uns contre les autres. il faut remarquer la scène étonnante où l'aide-soignante doit appeler au téléphone un conseiller religieux pour s'assurer que changer le vieillard n'est pas un péché. Elle rajuste son tchador, geste qui, dans le film, devient comme un rituel du passage du dedans au dehors et enfile des gants en caoutchouc.

Dune précision diabolique, le scénario oppose deux maris : la place attribuée à la femme dans la société iranienne survalorise le rôle de l'homme, presque malgré lui. Nader se défend par la force du raisonnement. C'est ce qu'il enseigne à sa fille : toujours croire à la raison plus qu'au dogme, contester l'autorité du professeur si celui-ci se trompe. Plus impulsif, carrément sanguin, l'époux de l'employée incarne, lui, une tradition fondée sur la religion. A la loi civile, il est prêt à substituer le diyya, la loi islamique.

En fait, les deux hommes sont tous deux prisonniers d'un système de pensée qui les conduit à l'intolérance. Ce que la mise en scène rend formidablement : l'appartement de Nader, où se situe une bonne partie de l'action, est comme un labyrinthe, une prison où il s'agite en vain ; les lieux publics (tribunal, hôpital, école) ne sont que les théâtres d'interminables joutes oratoires, où la violence physique n'est jamais loin. « Mon problème, c'est que je ne sais pas parler comme lui », crie l'homme de condition modeste, dépassé par la rhétorique de son adversaire. Mais le mensonge va mettre à mal chez l'un l'obsession de la vérité, chez l'autre la nécessité de la vertu. Personne n'a tout à fait raison.

Asghar Farhadi vient du théâtre, ce qui se sent à la fois dans sa maîtrise du langage et dans la précision de sa direction d'acteurs, tous exceptionnels. Son talent est de rendre passionnants les cas de conscience de ses personnages, l'enchevêtrement quasi kafkaïen qui les lie, les oppose et les mène à marche forcée vers le conflit. Mais ce cinéaste du verbe croit aussi aux vertus du silence : trois personnages observent, presque muets, le drame qui se noue. Le vieil homme, qu'on trimbale comme un poids mort et dont on ne sait exactement ce qu'il perçoit. La fille de Nader, pré-adolescente, qui voit son père s'embourber dans son jusqu'au-boutisme ; et la fillette du couple modeste qui observe, placide, les adultes se déchirer.

Le film observe et dénonce une cascade de mensonges et de petits arrangements. Dépeignant ces conflits exacerbés dans un pays où, détails symboliques de la vie quotidienne, les ordures se déversent dans les escaliers et les employés des stations-service ne rendent pas la monnaie, prenant soin de montrer que ces déchirements claniques se déroulent sous les yeux des enfants effarés, le film se clôt dans l'incertitude du dénouement. Chaque spectateur pouvant se faire son idée sur le choix que va effectuer la fille entre son père et sa mère.

Le film remporte l'Ours d'or et l'Ours d'argent de la meilleure actrice et du meilleur acteur pour tous les comédiens lors du Festival du film de Berlin 2011. Une séparation fonctionne sur le schéma énigmatique de La Fête du feu, où Asghar Farhadi imposait à une femme de ménage un rôle de témoin dans une dispute entre ses patrons, la femme soupçonnant son mari de la tromper avec la voisine d'en face. Les juges d'Une séparation sont otages d'un suspense, invités comme nous à adopter un point de vue, puis le point de vue inverse. Asghar Farhadi use des théâtres intimes pour distiller l'idée qu'en Iran le mensonge et la manipulation se pratiquent à tous les niveaux, que les comportements que l'on y impose méritent d'être débattus, contestés.

Distribution

  • Leila Hatami : Simin
  • Peyman Moadi : Nader
  • Shahab Hosseini : Hodjat
  • Sareh Bayat : Razieh
  • Sarina Farhadi : Termeh
  • Babak Karimi : le Juge
  • Ali-Ashgar Shahbazi : le père de Nader
  • Kimia Hosseini : Somayeh

Fiche technique

  • titre original  : Jodaeiye Nader az Simin
  • réalisation  : Asghar Farhadi
  • scénario  : Asghar Farhadi
  • musique originale  : Sattar Oraki
  • photo  : Habib Majidi
  • montage  : Hayedeh Safiyari
  • producteurs  : Negar Eskandarfar, Asghar Farhadi
  • durée  : 114 min
  • sortie  : 8 juin 2011
  • récompense  : Ours d'or du meilleur film à la Berlinale en 2011
    Ours d'argent de la meilleure actrice et du meilleur acteur pour toute la distribution


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