Fahrenheit 451 (1966)

De Cinéann.

Modèle:Voir homonymes Modèle:À sourcer Modèle:Travail inédit Fahrenheit 451 est un film britannique réalisé par François Truffaut, sorti en 1966.

Sommaire

Synopsis

Farenheit 451' est l'adaptation du roman éponyme de Ray Bradbury.

Fiche technique

Distribution

Les hommes-livres

Seul Alex Scott est crédité au générique

Autour du film

  • Illustration d'une société dont l'écrit a été banni, le film n'a pas de générique écrit : la liste des intervenants est dite en voix off à la fin du film, procédé que Truffaut a également utilisé (mais cette fois-ci au début) dans La Nuit américaine.
  • Une nouvelle adaptation du roman est annoncée pour 2007 : Farenheit 451 réalisée par Frank Darabont.

Explication du titre

  • Le titre, qui fut repris plus tard par Michael Moore dans Farenheit 9/11, est en fait la température à laquelle le papier se mettra à brûler, soit à peu près 233° C. Ce titre illustre, d'une manière plus subtile, le propos même du film et de l'aspect culturel et intellectuel fort du film.

Du roman sur l'écran à la mise à l'écran du roman

  • Il existe un monde où, depuis longtemps, les livres ont été condamnés au silence pour avoir heurté la sensibilité de la majorité des gens. Dans ce monde vit une société idéale où règnent l’ordre et le bonheur collectif. C’est une société épanouie où tous les citoyens jouissent d’être identiques. Ce monde, imaginé par Bradbury, a presque oublié la littérature. Pourtant cet art y est omniprésent, puisque tout est mis en œuvre pour le nier. Montag participe à cette destruction organisée. En tant que pompier, il voue sa vie à démasquer les lecteurs, à les emprisonner, et à brûler leurs livres. Alors que tout semble aller pour le mieux, il rencontre Clarisse et une histoire d’amour commence entre le pompier et la liberté.
  • La mise en scène de François Truffaut donne une nouvelle dimension à la poésie du roman. Le cinéaste s’approprie la narration pour donner à voir l’univers esthétique de Fahrenheit 451 en usant de procédés personnels. Faute de budget, le film met plusieurs années à mûrir et le projet doit migrer à Londres. Truffaut distribue le double rôle de Clarisse et de Linda à Julie Christie, la vedette du moment. Celui de Montag revient à Oskar Werner qui a déjà fait ses preuves dans Jules et Jim. La grande liberté d’interprétation, les quelques fidélités au roman, et la forte personnalité du cinéaste, donnent à l’œuvre romanesque une nouvelle vie dans les salles obscures et font de ce long métrage une pièce autonome dans l’œuvre de François Truffaut.
  • Après que le roman a anticipé un monde où l’écran le bannissait, c’est peut-être à l’écran que ce roman a été porté au sommet de ses ambitions.
  • Pour ce faire, le film renforce certaines caractéristiques du roman. La personnalité du cinéaste semble avoir investi les lieux pour les enrichir, il a même dû réinterpréter certaines idées de Bradbury afin de mieux en dégager leur évocation. Enfin, Truffaut a dû jouer de son talent de cinéaste pour adapter son univers esthétique de façon à conserver l’aspect poétique du roman.

Certains aspects du roman ont été renforcés

La complexité des personnages est renforcée

  • L’œuvre cinématographique renforce certains aspects du roman. La complexité des personnages formatés par une société audiovisuelle est exaltée lors de leur passage à l’écran. Truffaut renforce leur ambivalence et insiste sur leur dualité. Ils en ressortent d’autant plus crédibles que le conflit qui les anime met en relief l’humanité qui s’oppose à leur dénaturation. Tout comme dans le roman, les personnages sont réduits à leur fonction sociale. Il n’y a qu’une actrice pour jouer le rôle de toutes les speakerines. Figures phares du domicile de Linda, elles semblent toutes différentes les unes des autres. Tout ceci n’est qu’un leurre : l’actrice change de look et les décors diffèrent d’une émission à l’autre, mais la speakerine reste toujours la même. Ce choix dans la mise en scène est tout à la fois un moyen d’adapter l’idée romanesque que l’individu – comme le pompier Montag – se résume à sa fonction sociale, mais renforce aussi cette idée en exprimant que ce qui compte, ce n’est pas le sujet, mais son apparence, et que cette société ne regarde pas vraiment la personne qui est sous le costume. C'est-à-dire que l’ « on juge un livre à sa couverture ». Ici, la speakerine n’est autre que le type de la speakerine, l’idée que l’on s’en fait. En outre, Julie Christie joue le rôle de l’épouse et de l’amie de Montag. Cette distribution de rôles multiples tend à dénoncer le caractère schizophrénique et la perte d’identité des individus. Les citoyens de Fahrenheit 451 ont renoncé à leur identité propre au profit d’une personnalité collective. Clarisse n’est pas l’antithèse de l’épouse, elle est son double avec une autre éducation. On peut dire que le film présente l’importance de l’éducation dans la construction de la personnalité de chacun. Selon le cinéaste, le choix d’une vedette pour interpréter ce double rôle « empêche le public de préférer tel ou tel personnage ».
  • Son goût du contraste, enseigné par les films de Renoir, lui permet de créer des personnages attachants, qui allient des aspects sympathiques à des caractères antipathiques. Il leur attribue des caractères humains, afin qu’ils aient l’air d’être ancrés dans leur réalité. C’est le cas du personnage ambigu du capitaine qui rappelle au spectateur que l’on doit toujours séduire pour imposer l'autoritarisme et que les tyrans nous ressemblent pour pouvoir nous déstabiliser. Le chef de l’ordre, qui vomit les livres, est vertueux dans ses actes, profondément humain. C’est un bon citoyen dans une société qui s’est trompée de moyen d’accès au bonheur. Il n’est jamais totalement cruel. Il a, par exemple, un geste de tendresse quand il confisque le livre caché dans le chandail du nourrisson ; plus tard, il tentera de déculpabiliser Montag qui se sent attiré par les livres.
  • Clarisse, en tant qu’héroïne interprétée par une vedette, suscite l’affection du spectateur. Mais son personnage, plus complexe que dans le roman, peut paraître aussi plus ambivalent. Elle va se faire passer pour l’épouse de Montag, et faire croire au capitaine que le jeune homme est malade, chose que Mildred avait refusé de faire. Elle usurpe l’identité de Linda et entame, du coup, une relation plus ambiguë avec Montag, ce que son âge excluait dans le roman. Cette ambiguïté, renforcée par sa ressemblance avec Linda, montre – selon les propres mots du réalisateur – que « visuellement, pour la plupart des hommes, leur femme et leur maîtresse, c’est la même chose ». La chaste relation entre les deux héros avait des allures d’amitiés enfantines, elle est ici entachée d’une certaine culpabilité sociale. Ce choix permet néanmoins de rendre plus crédible leur union – qui restera par ailleurs amicale – et de tromper les attentes du spectateur.

Le film se décharge de l’écrit

  • La pellicule achève de tuer le monde de l’écrit. L’univers de la cité s’est totalement débarrassé du texte. Tout est mis en scène pour éviter que le spectateur n’ait à lire. Dès le générique, la liste des intervenants est narrée par une voix-off plutôt que d’être écrite. Les véhicules, ou la caserne des pompiers, ne portent aucun nom, mais le seul numéro 451. Les dossiers qui classent les gens ne portent pas leur nom, mais leur numéro et un signe pour savoir s’ils ont été arrêtés. Clarisse porte les numéros 42 et 13 dont on peut dégager une portée symbolique. Par exemple, la Bible mentionne 42 générations qui vont de l’histoire d’Abraham – qui accepte d’immoler son fils – à la naissance du Christ, qui se sacrifie pour sauver l’humanité. En outre, l’Apocalypse – abandonnée au profit des Histoires extraordinaires – présente les 42 mois pendant lesquels les nations « fouleront aux pieds la ville sainte » et où Dieu donne à ses « deux témoins de parler en prophètes ». Sans qu’on puisse y voir une volonté consciente du cinéaste, cela a pour effet de confirmer, chez les amateurs de symbolique des chiffres, l’idée que Montag et Clarisse sont des prophètes prêts à tout pour sauver l’espèce humaine (comme le fit là encore Abraham en fondant le tribunal de Sodome). Le chiffre 13 lui aussi est symbolique puisqu'il représente le Christ et ses douze apôtres. Les plus superstitieux le considèrent comme maléfique puisqu’il représenterait le treizième du groupe constitué par le Christ, c'est-à-dire le traître Judas. À la fin du film, c’est Montag que l’on traite de traître.
  • Il n’y a, en outre, ni marque, ni modèle, inscrits sur les télévisions, les automobiles ou les vêtements. Les fameux panneaux de plusieurs mètres de longs, ou le petit historique de la profession, ont même été exclus de l’univers cinématographique. On n’aperçoit aucun nom sur les boites de médicaments ni aucun panneau comportant des inscriptions. Seuls les livres, bannis, semblent encore comporter des écritures. Mais, pour survivre, ils devront être appris, détruits, et récités. L’oral va même soutenir l’écrit quand la voix-off lit, en même temps que Montag, le livre sauvé des flammes. C’est le passage, pour le héros, du monde des images et des sons au monde du texte. Enfin, c’est le mot de la Fin qui est écrit sur l’écran comme pour signaler que ce n’est que le début. Ce procédé - que Truffaut a également utilisé au début de La Nuit américaine - permet d’illustrer la société illettrée dans laquelle Montag vit, mais anticipe aussi le monde dans lequel il va vivre quand il récitera le monde écrit, faute de pouvoir le lire.

Il en ressort une esthétique particulière où les mots sont remplacés par des images

  • Enfin, cet univers analphabète est aussi l’occasion de créer un univers esthétique où les images remplacent les mots. Les images sont plus universelles que les mots, les signes peuvent être compris par de multiples cultures. Tout le monde peut déchiffrer l’emblème de la caserne, lire la bande dessinée de Montag ou comprendre que l’ascenseur monte ou descend en regardant la flèche grossièrement surdimensionnée. Ce choix esthétique qui n’attribue aucune nation à la ville souligne la simplification des concepts qui se confondent avec des icônes simplistes. Cet appauvrissement du monde, propagé par l’audiovisuel, et le combat qu’il mène contre l’intelligence, sont mis en évidence avec l’image de la télévision avaleuse de livres. À deux reprises, les pompiers découvrent des livres cachés dans un tube cathodique. Cette image ironique montre comment l’univers évoqué par la boîte à images tente de cacher l’existence d’un autre outil de communication et de nier la littérature. Le duel est serré entre les deux conceptions du monde : l’écran tente d’anéantir le livre mais le livre se cache dans l’écran. Cette image permet de montrer que les idées révolutionnaires entrent en conflit avec l’ordre établi. Cette mise en scène dénonce par l’absurde le fait que les livres et les écrans, pour exister, devraient se dispenser l’un de l’autre.
  • L’être, qui vit dans un monde simplifié, est suffisamment humain pour refuser de voir les choses en face, mais il est assez dénaturé et désindividualisé pour ne jamais l’admettre. Ainsi le capitaine et Linda s’affichent-t-ils dans une démarche totalement autiste. Le capitaine ne veut d’abord pas voir que Montag est en train de sombrer dans la lecture, ensuite, il se révèle être, bien plus que dans le livre, le censeur de tous les mouvements littéraires qu’il aborde. Il se fait donc l’avocat de tous ses ancêtres aveuglés qui ne trouvaient vertueuses que les œuvres du passé et qui se laissaient effrayer par l’exotisme du changement et du progrès. Mais comme le passé a été éradiqué et que l’histoire, immobile, n’a plus de commencement, le pompier nie en bloc toutes les littératures, sans avoir conscience qu’il tient les discours de ceux qui en dénonçaient l’évolution et qui étaient souvent, eux-mêmes, des littéraires. Il tient, en rejetant l’histoire, le discours historique des effrayés du changement.
  • Enfin, Linda est on ne peut plus explicite lorsqu’elle demande à son époux de ne pas lui dire la vérité quant au fait que la télévision ne s’adressait pas vraiment à elle. Linda veut rêver, elle veut s’accrocher à son monde d’illusions et rester bien ancrée dans sa société où règne l’illusion du bonheur. De même que chez Bradbury, elle et ses amies pensaient que leurs maris étaient en sécurité à la guerre puisqu’elles ne connaissaient pas de veuve.
  • Cette perception autiste de soi met en relief la capacité qu’ont les individus d’une société à stagner dans leur malheur en se donnant l’illusion qu’ils ont fait les bons choix. Seulement, il apparaît ici – quand Linda refuse de savoir – que cet autisme est aussi la conséquence d’un mal de vivre initial, ce qui n’avait pas été aussi clairement établi chez Bradbury. Il se dégage de cette idée qu’une société se rigidifie parce qu’elle est incapable de proposer du bonheur à ses citoyens et qu’en n’assumant pas son passé conflictuel, elle refuse d’admettre ses limites.

L’humanisme de Bradbury est mis en relief par Truffaut

  • L’adaptation par François Truffaut met aussi en relief la vision humaniste de Bradbury. Le film insiste plus sur la renaissance du héros que sur la mort du pompier. Il apparaît, beaucoup plus clairement que dans le roman, que Montag est inadapté à sa société. Dès la fin de la scène de rencontre, assez fidèle, entre Clarisse et le jeune homme, ce dernier adopte une attitude en contradiction avec les attentes de son monde. Contrairement à celui de Bradbury, le Montag de Truffaut n’est pas agacé par l’insolence de la jeune institutrice, « bien au contraire », il souligne les similitudes qui les rapprochent. Le spectateur constatera que le soldat du feu est enseignant, comme Clarisse, et que leurs cheveux sont du même blond. Quand le jeune pompier est rentré chez lui, après qu’elle lui a posé l’irréversible question, il semble fortement en dissonance avec l’ambiance de son foyer. Il regarde dédaigneusement l’émission de télévision et reproche à son épouse d’avoir pris des drogues. C’est l’occasion d’un quiproquo révélateur de la distance qui sépare les deux époux, puisqu’elle croit que Montag lui demande s’il lui reste assez de comprimés rouges. Montag est en train de comprendre, peut-être grâce à Clarisse, que ces pilules sont rouges comme des accessoires de caserne, des accessoires qui forcent un bonheur illusoire.
  • Quand il essaie de parler de sa promotion à son épouse, elle en fait peu de cas, mais se réjouit soudain en imaginant qu’elle possédera un autre téléviseur. Avec l’argent de sa promotion, il voudrait déménager, tandis qu’elle préférera rester chez elle en s’enveloppant dans son monde audiovisuel grâce à un nouvel écran. Pour Linda « parait-il », les écrans permettent d’être en famille. Cette famille, immense dans son monde d’images virtuelles, meuble bien le quotidien de cette jeune femme au foyer qui, contrairement à celle du roman, n’est même pas réellement actrice. Elle, qui du coup n’est pas grand-chose, a quand même quelque chose à raconter à son mari car sa cousine Claudette a changé de coupe de cheveux. Là encore, Montag se révèle loin de cet univers familial puisqu’il ne soupçonne pas l’existence de cette cousine. François Truffaut, en supprimant l’idée de famille réelle, encore présente dans le livre, pose la question des origines et soulève le problème de l’illusion identitaire. Le rôle de Montag est détrôné quand le chef de famille de la télévision paraît plus crédible pour Linda que son véritable époux. Au comble de cette illusion, Clarisse, qui se croit actrice, pense avoir passé sa journée en famille. Mais cette famille est une équipe de comédiens rassurants qui envahit l’intimité de tout le monde.
  • Dans le roman, quand les amies de Mildred prétendent qu’il ne faut pas avoir d’enfants, on comprend que l’espèce est menacée. Ici, c’est l’interdit de la sexualité qui pose le problème du renouvellement de la population. Mais cet interdit préserve de tout conflit générationnel, une société imparfaitement canalisée qui contient encore quelques dissidents lecteurs. Montag ne s’intéresse pas à la télévision, il n’a pas réparé celle de la cuisine, puis, une fois dans le lit conjugal, il regarde des images de papiers – ce qui le prédispose à la lecture – tandis que Linda, complètement isolée par son casque, avale des comprimés pour dormir en regardant encore un téléviseur. Autre signe d’inaptitude à l’ordre établi qu’il tente de faire respecter, Montag n’a pas donné assez de photographies, des images fidèles de soi, à son capitaine.
  • En outre, contrairement aux personnages du roman dépourvus de passion, Montag est heureux dans un quotidien naturel. En témoigne sa joie pendant la scène d’amour qui évoque sa nature désireuse tout en préservant l’attention d’un public admiratif de la belle actrice. Le Montag du film, par sa nature, semble inadapté à sa société et bien plus enclin à la révolution que le Montag de Bradbury. Absent dans le roman, plus pudique, son caractère contestataire se révèle déjà dans son désir sexuel. En effet, le désir qui ouvre des portes à l’esprit d’ambition, et donc de contestation, est formellement interdit dans cette société de frustration qui ne comble les esprits qu’en leur faisant faire du sport et en les goinfrant de télévision stupide. Les quelques passages d’érotisme, très Truffaut, qui caressent le film, restent, mis à part la scène de couple avant son échec, des scènes d’auto-érotisme. D’ailleurs, si l’on suit le déroulement de la scène de couple, le désir commence par une réaction physique à l’antidote, quand Linda est affamée, elle se poursuit avec un contact aquatique quand elle est seule, et Montag arrive seulement après. C’est encore la télévision qui s’immisce dans leur relation puisque Linda reproduit la prise d’autodéfense apprise à la télévision. Ce moment de joie est le dernier moment d’illusion pour Montag, qui va quitter son épouse sensuelle, pour partir avec une femme intelligente conquérir la pensée et le désir. Cette scène d’amour mêlée d’art martial qui exhibe la confusion des désirs de Linda, permet à Montag de s’interroger sur son véritable désir puisqu’on le retrouve pensif le lendemain : il pense à Clarisse et s’interroge sur la lecture.
  • Et pour cause, ce que le roman avait suggéré en dénonçant l’individualisme collectif de cette société de masse constituée d’individus identiques, se confirme ici avec une population narcissique qui transfère son désir de l’autre en jouissance de soi. Comment désirer l’autre puisqu’il n’est que nous-mêmes ? Il apparaît qu’alors, en tuant l’autre, c’est le désir qu’a tué cette société. Et même le désir de soi, devenu déviant dans les transports en commun, est réprimé par le garant du bonheur universel dans un parc public. Pour parachever ce thème de la suppression de l’autre et du désir, le personnage de Faber, qui était le poncif de l’intellectuel curieux qui ne s’était pas mobilisé, a disparu du film. Il n’y a plus d’intellectuel dans le film, puisqu’il n’y a plus de désir ni de personnage pour résider en marge. Effectivement, Clarisse et Montag doivent fuir et la vieille bibliothécaire a dû mourir.


Le film permet au cinéaste de confronter le duel de l’écran et de l’écriture

  • Enfin, un autre caractère a été mis en évidence par l’écran, c’est le duel qui l’oppose au papier. Le début du film rompt avec l’œuvre romanesque en se présentant comme une œuvre en technicolor avec ses acteurs et son réalisateur. Il en ressort que l’écran se montre autonome et qu’il se suffit, tout de son et de lumière, pour se présenter lui-même sans l’aide du texte, à la différence du livre qui, lui, ne fait que s’y rattacher. L’ambition de François Truffaut était que les personnages principaux de son film ne soient pas les humains mais les livres. Le générique du film présente, bien au contraire des personnages, quelque chose qui, par antithèse, les oppose aux livres : des antennes de réception. On retrouve là un parti pris propre au réalisateur qui s’était rendu célèbre en faisant des enfants son personnage principal. Il dénature ses personnages en les associant à des antennes qu’il teint avec des couleurs cathodiques. Cette matérialisation de l’être montre qu’ils ne font que recevoir mais qu’ils sont tellement vides que rien n’émane d’eux. Linda reçoit sa famille virtuelle sur les écrans de son salon, mais la communication ne s’établit que dans un sens. Clarisse, elle, est « différente », puisque n’ayant « même pas d’antenne sur son toit », elle se fait émettrice et réceptrice en tissant des relations humaines.
  • En outre, le réalisateur se plaît à faire brûler des livres dont le titre est un nom, tandis qu’à la fin les gens portent des noms de livres qui ne sont pas des noms propres. Le premier livre que lit Montag porte déjà un nom propre. Le choix de David Copperfield est assez significatif ; l’incipit présente la douloureuse naissance du héros à la naissance du jour. Cette œuvre quasi-autobiographique peint la sombre situation qui afflige les enfants de l’Angleterre victorienne. Le héros, qui étudie de façon acharnée, entame une lente ascension sociale et finit par devenir écrivain. Ces enfants sont peut-être ces citoyens conditionnés, démunis et analphabètes à qui on a ôté tout passé. Ce héros est à mettre en parallèle avec Montag qui, s’éclairant symboliquement de la lumière blanche de l’écran cathodique vierge, comme une page de livre insensée car dépourvue de texte, est en train d’achever sa vie d’enfant – au milieu de la nuit – pour renaître au jour atteint de lettrisme. La gestation ne s’est pas effectuée sans douleur, et le nouveau lecteur lutte, comme un enfant qui s’aide encore de son doigt, pour déchiffrer le sens de ces lettres. L’écran vierge, qui l’illumine maintenant, évoque le vide que proposent les émissions de télévision et rappelle que le lecteur a besoin de quitter ce monde d’images artificielles et colorées pour pouvoir se découvrir.
  • Truffaut veut émouvoir avec le brûlage de livres comme il pourrait émouvoir en « martyrisant des gens ». On retiendra qu’ayant déjà commencé le scénario de Fahrenheit 451, il avait déjà filmé un brûlage de livre dans sa précédente adaptation : Jules et Jim. Mais ici, l’intensité dramatique de l’autodafé tient dans la personnification des livres. Tout comme dans le roman, les exclus se transforment en livres. Montag doit se séparer de Linda qui vit avec sa famille audiovisuelle. Pour lui, ses livres sont sa « famille », ils « étaient vivants, et ils [lui ont] parlé ». Sans doute qu’il tente de faire comprendre qu’il y a derrière chaque livre « un être humain ». Alors que pour Linda, les humains sont dans son salon, sur son écran de télévision. Montag va se trouver une nouvelle famille parmi les hommes-livres. Quand il cache un livre dans le climatiseur (on ne voit pas ce qu’il cache de même que dans le roman, on ne sait pas pourquoi il pense à son climatiseur), il place un peu d’humanité dans le conditionneur mécanique de l’air qu’il respire.
  • L’univers de Truffaut est imprégné de littérature. Audacieux, il n’en nie pas les dangers, mais il refuse la théorie, effroyablement humaine, du capitaine qui se fait le détracteur de chaque mouvement littéraire et qui voudrait que « les livres [soient] nuisibles parce qu’il faut que nous soyons tous pareils afin d’assurer le bonheur de tout le monde ». Selon Truffaut, la littérature est le reflet de l’âme humaine, et son danger tient au manque d’esprit critique de son lecteur qui la boit comme Linda boit les discours télévisés. La présence de Mein Kampf révèle donc la part de réalité du discours du capitaine. Cela enseigne que rien n’est simple, que rien ne se passe de réflexion, et que rien n’est vrai sans contradiction. Il faut rappeler au spectateur moderne que montrer un tel livre à l’écran et en critiquer la destruction est un point de vue assez choquant pour l’époque. C’est sans doute le moyen le plus efficace qu’a trouvé Truffaut, qui a vécu avec effroi les autodafés nazis, pour mettre en évidence l’importance de l’histoire et le danger qui menace ceux qui tentent de la nier en se gavant d’illusions télévisées. Quand Montag rêve que Clarisse s’immole, il fait le lien entre tous ces livres brûlés et ces humains niés. Il comprend que la vieille bibliothécaire n’est pas morte pour des livres mais qu’elle s’est sacrifiée pour ne pas assister à un crime contre l’humanité.
  • Ainsi, l’abolition de la littérature a exclu toute conscience du réel, de la connaissance et, de fait, de la science et de ses mouvements. Pour traiter un profond coma, le monde de Linda se passe de « doctors », c'est-à-dire qu’il se passe de savants dont cette société automatisée n’a pas besoin. On se contente de techniciens, pour effectuer systématiquement le même geste sur des êtres identiques. Ces gens-là ne savent qu’une chose, mais elle est universellement vraie. Ce savoir empirique, qui exclut toute forme d’exception et toute idée de différence, n’est autre que le moteur de l’intégrisme et du totalitarisme, cette science des gens qui savent, (comme Beatty connaît l’historique de sa profession) qu’il n’y a rien d’autre de vrai que leur connaissance et qu’elle ne peut en aucun cas être assimilée à une croyance. Les amies de Linda veulent croire qu’on ne brûle pas les lecteurs avec leurs livres. Les citoyens ne savent plus où se situe la fiction et où se situe l’information. D’ailleurs, l’information est souvent fictive comme on le verra avec l’arrestation de Montag qui fournit à l’audimat des informations préfabriquées, de peur qu’il ne s’impatiente, soit surpris ou déçu.
  • Le livre de Dickens est édité aux Presses Universitaires d’Oxford, c’est-à-dire qu’il participe d’un monde oublié, celui de la recherche qui pose des questions. Le thème de l’oubli est exploité par la mise en scène de la destruction des livres et par la prise en charge de l’humain par la télévision. Linda ne sait plus pourquoi elle offre un cadeau à Montag et ce cadeau, une nouveauté, n’est autre que la réédition d’une antiquité. Clarisse aussi est une rémanence du monde ancien, son mode de vie est celui des ancêtres, mais qui s’en souvient ? Linda, qui ne se rappelle plus sa rencontre avec Montag, a oublié le temps où elle avait pu avoir des sentiments. L’allusion à l’évangile selon saint Jean, faite par le capitaine, est imperceptible à ce monde amnésique. Il assimile Montag au Christ, quand il lui demande s’il croit « apprendre à marcher sur l’eau ». En effet, Montag en apprenant à lire, est en train d’apprendre à marcher au-dessus de la noyade collective.
  • La renaissance du héros se fait par le livre. Quand il vole un livre dans la bibliothèque en feu, c’est un humain qu’il sauve. Ce livre sauvé peut être lui ou Clarisse, à qui la vieille institutrice passe le relais dans le rêve de Montag. Plus tard, lorsqu’il saura lire, on comprendra qu’il a beaucoup lu, et on pourra le considérer comme ressuscité. Cette nouvelle naissance permet à Montag de partir en quête de la mémoire perdue. « Vous ne vivez pas, vous tuez le temps » déclare-t-il avant de partir lire, c'est-à-dire de partir « à la recherche du temps perdu ». Lui, qui avait appris à cacher pour savoir trouver, comprend enfin comment on lui a caché la vérité et sait désormais comment la retrouver. À la fin du film, il a fallu tuer les livres de papiers, il reste la transmission orale. Le livre, en tant qu’objet physique, a été détruit, mais son âme résonne encore dans l’esprit des vivants. Ce retour à la littérature orale est un retour aux sources de la littérature, celle de l’époque où l’on parlait encore.
  • Leur mémoire retrouvée (le Temps Retrouvé), les lecteurs ont regagné leur humanité en devenant livre plutôt que rien. Perdus dans la nature, ils marchent comme des zombis, des êtres surgissant de leur mort sociale pour porter un dernier message. Ils sont devenus les éléments d’une mémoire collective à recréer. Mais ils évoluent en se parlant à eux-mêmes, sans se regarder ni se toucher et ils continuent de brûler les livres. Cette fin victorieuse montre que le combat du livre et de l’écran, c’est-à-dire le combat des hommes contre une société tyrannique, s’est fait dans une trop grande douleur pour qu’il puisse se conclure dans la joie. Il n’y a en outre aucun écrivain dans cette nouvelle société de livres qui a retrouvé sa mémoire mais n’a pas su trouver un présent créatif. Comme le disait Beatty, Montag reste un « littérateur d’occasion », un homme qui raconte les livres d’hier, mais n’écrit pas ceux de demain. Ainsi, la grande rupture que marque ce nouveau mode de vie est qu’il est résolument tourné vers son passé retrouvé. Mais en appuyant son présent sur les œuvres du passé, ce petit monde ne regarde vers l’avant que pour se rappeler son passé. Ces lecteurs-là sont encore loin de devenir les écrivains qu’ils lisent.

Du Truffaut dans Fahrenheit 451

La crise de l’identité

  • L’univers du cinéaste investit la personnalité du roman. La crise identitaire est poussée à son paroxysme. François Truffaut est, lui-même, marqué par un problème d’identité. Ayant été éduqué par un homme qu’il croyait être son père biologique, il n’apprend que tard que Rolland Truffaut ne l’est pas. Le fait de choisir une actrice pour jouer les deux rôles féminins est déjà un moyen de montrer que cette société ne regarde pas les gens. Montag, pourtant, constate la ressemblance, mais il n’y attache aucune importance. Et pour cause, cette société n’est-elle pas celle où les gens se doivent d’être identiques ? L’homme qui aimait les femmes déclarera plus tard que « chaque femme est unique ». C’est ici ce qu’il tend à montrer en opposant deux personnalités sous un même visage. La femme que pourrait aimer Montag, une fois délurée, sera physiquement la même que celle qu’il aimait quand il était dans le leurre. De même, la speakerine est multiple, nous l’avons vu, et personne ne peut s’en rendre compte, puisque les speakerines sont standardisées et que seuls quelques détails varient selon la programmation. Il faut donc comprendre que cette distribution des rôles multiples révèle un choix amusé de l’auteur qui prend le parti d’afficher le ridicule de cette société de l’illusion où l’on s’attache à des choses qui nous sont tellement familières que nous ne les voyons plus, et où l’on évite la moindre touche d’exotisme de peur de commettre un délit de personnalité et d’être taxé d’intelligence.
  • Ainsi, il n’y a rien d’étonnant à ce que Clarisse fasse peur aux enfants puisque n’ayant « même pas d’antenne sur son toit », elle n’a aucun rôle à jouer dans cette société audiovisuelle. En supprimant le métier de Linda, le film lui ôte sa fonction d’actrice et ne lui laisse que sa fonction de téléspectatrice. Pourtant, le thème de la comédie est renforcé. Tous les citoyens de Fahrenheit 451 sont des acteurs, mais la mise en scène exclut toute improvisation. Quand Montag cesse d’être un bon acteur, c’est tout naturellement un comédien qui usurpe son identité pour mettre sa mort en scène.
  • La liberté des individus est réduite au minimum vital. Linda parle et se prend pour l’actrice qu’elle voudrait être, quand une alarme qui fait clignoter un voyant rouge lui dit de le faire. Le signal ne peut pas faire penser à autre chose qu’à une alarme militaire ou à un signal d’urgence. « Il y a danger » semble crier la sirène. En effet, cette alerte rouge est bien la métaphore d’un régime politique qui semble dire « je vous écoute » et qui nous empêche de parler. Un régime qui contrôle nos pensées, qui nous presse de dire des choses sans conséquence pour assouvir un désir d’expression et ne pas laisser de place à la réflexion. Un régime aux allures démocratiques qui donne à ses citoyens l’illusion qu’ils seront entendus, mais un régime totalitaire qui impose à ses citoyens de se taire. Linda peut toujours parler, avec tant d’autres, devant son téléviseur qui tient des propos absurdes, elle ne risque pas d’être entendue. Mais la voilà flattée d’avoir donné la bonne réponse, même quand elle n’a pas eu le temps de la formuler et que l’acteur la félicite. Elle est tellement imprégnée de ce monde sourd qu’elle invite Montag à parler « tant qu’[il] voudra », puisqu’elle n’entend rien.

Des personnages crédibilisés

  • En tant que cinéaste de la nouvelle vague, Truffaut tente de montrer le monde tel qu’il est. C’est d’ailleurs en voulant démontrer à Raoul Lévy que la science-fiction était réservée à ceux qui n’avaient pas d’imagination qu’il a entendu parler de Fahrenheit 451 et, qu’immédiatement converti, il a décidé d’en faire un film. Il est donc évident qu’en adaptant une fable dystopique à l’écran, il allait être confronté à deux ambitions paradoxales. Qu’à cela ne tienne, Truffaut est un amoureux du paradoxe et de l’antithèse. Selon lui, ils tiennent même lieu de condition pour mettre en scène la richesse de la complexité humaine. Montag sera plus familier au spectateur que dans le roman. Il est plus aisé de s’identifier à lui, car, moins naïf, il ressemble déjà un peu au spectateur. Très vite, il se fait adjuvant de Clarisse. Il se propose de l’aider quand elle est exclue du système et il accepte de désobéir pour l’accompagner à l’école. Là, contrairement au roman, il sait que son costume provoque l’effroi et comprend que Clarisse est rejetée parce qu’elle est « différente ». Il comprend alors qu’il peut aimer la différence et se tourne assez naturellement vers la littérature.
  • En outre, le personnage de Clarisse a été revu sur fond de pessimisme. Moins infantilisée, elle en ressort moins mystérieuse. Dans le roman, elle est ingénue, dans le film, elle joue l’ingénue pour séduire Montag. Même si elle ne sait pas comment on en est arrivé là, elle sait très bien que les lecteurs ne peuvent pas résider dans sa société. Elle manipule le héros lorsqu’elle fait semblant de le rencontrer par hasard. Elle le déstabilise en l’amenant à s’interroger sur ses convictions de pompier. Elle a conscience de son inaptitude sociale et elle en souffre beaucoup. Le personnage de Clarisse, assez heureux dans le roman, est ici plutôt triste. La lectrice est rejetée par la société avant de la fuir. Elle est, comme Montag, démasquée et poursuivie par les forces de l’ordre. Montag, lorsqu’il prend conscience de ce qu’il veut être, décide de quitter sa vie de pompier. Pour Clarisse, il en va autrement : elle voudrait changer les choses. C’est un personnage optimiste pris en charge par un cinéaste pessimiste, elle croyait pouvoir enseigner en éveillant les enfants à la lecture, tout comme elle a déluré Montag en l’amenant à s’interroger sur lui-même. Mais elle doit se rendre à l’évidence, elle ne peut même pas intégrer le système qu’elle voudrait effondrer. Son seul moyen d’action, c’est d’emmener Montag vivre dans un maquis.


Une volonté de réalisme

  • Le réalisme, cher à la nouvelle vague, s’accommode mal des fantaisies futuristes. Le train suspendu est la seule fantaisie « vaguement futuriste » de Truffaut. Il a dû, par ailleurs, faire disparaître le conducteur pour garder la dimension inhumaine de ce transport. Une des contraintes cinématographiques que les romanciers peuvent se permettre d’ignorer, c’est le fait que chaque élément narratif soit pris dans un contexte. Ainsi, chacun a pu imaginer les murs-écrans ou les automobiles à sa guise, mais le cinéma ne peut pas se permettre de les représenter en dehors de tout contexte. De fait, les choses montrées doivent être pensées dans un ensemble et pas seulement en tant qu’éléments isolés. Truffaut veut éviter les « impressions de trucage ». Le véhicule des pompiers, qui n’affronte ni les flammes ni la pluie, est réduit à un bas de caisse. Quant aux murs-écrans, ils ressemblent parfaitement à nos écrans actuels, alors que le lecteur les avait imaginés plus grands. Dans la même idée de réalisme, Linda n’en possède qu’un. Les autres écrans que ceux du salon sont des téléviseurs de l’époque. Il n’y a aucune anticipation, pas même la télécommande pourtant inventée en 1950. La maison est assez contemporaine du film. La géographie intègre simplement l’esthétique du confort moderne de son temps. Les téléphones à cornet sont déjà surannés, il y a encore une opératrice et le cinéaste n’a pas anticipé la miniaturisation. En somme, la maison, pour être moderne, se contente surtout d’être neuve et propre. Loin des anticipations engagées que présenteront plus tard Zemeckis ou Besson, Fahrenheit 451 est assez proche de l’univers épuré d’un Oncle de Tati et présente l’esthétique mécanisée et épurée que peut offrir sa société : portes coulissantes automatiques, murs de lumières diffuses, Egg Chair de Jacobsen, salons spacieux, monorail suspendu (inventé au début du siècle mais assez peu connu pour paraître révolutionnaire !), robots ménagers ou haut-parleurs incrustés… Les tenues vestimentaires et les décorations sont assez neutres. Il évite les « excentricités de détails ». On remarquera l’élément ancien, le rasoir, fantaisie de l’auteur qui a constaté que, les choses s’accélérant, les objets devenaient de plus en plus vite des antiquités, tout comme le rocking-chair qui a disparu en même temps que les relations humaines. Pour lui, « le comble du modernisme, c’est la nostalgie du passé ». Cela ne restitue que mieux l’idée d’immobilité qui était omniprésente dans le roman. Ce monde tente finalement de rester le même, il se rattache au connu et le progrès technique s’est surtout développé autour de ce qui permettait d’atrophier l’esprit humain. Si le roman évoquait de nombreux véhicules ulta-rapides, les seuls véhicules individuels présents dans le film sont ceux – assez modernes pour les hommes-volants – des brûleurs de livres.

Un film franco-anglais

  • Enfin, les contraintes budgétaires ont exporté le film en Angleterre. Cette migration a transformé le scénario français d’un livre anglais en un film franco-anglais. Une grande présence de livres anglais pose la question de la langue : le spectateur devra admettre que les lecteurs paraissent polyglottes. Alors que les échanges boursiers du roman se faisaient en dollars, la question de la monnaie (nationale) est contournée quand Montag répond qu’il ne connaît pas la valeur de son augmentation. La lecture du roman de Dickens est une mise en abyme de la situation du héros. L’intrusion de David Copperfield, héros anglais qui initie Montag au monde des lettres, s’incarne dans le personnage naissant du héros : « Deviendrai-je le héros de ma propre vie, ou bien cette place sera-t-elle occupée par quelque autre ? À ces pages de le montrer. » Et ces pages qui vont devoir le montrer ne sont autres que celles du film qui vient de poser sa problématique.
  • Si l’Apocalypse revêtait un caractère universel, il n’y a rien de plus franco-anglais que les Histoires extraordinaires écrites par un Américain et popularisées par la traduction du poète français. De plus, les images du SAFEGE, auxquelles le cinéaste tenait beaucoup parce qu’elles lui avaient inspiré l’esthétique du film, ont obligé l’équipe du tournage à s’exiler en France. Ces histoires ressemblent bien à l’aventure de Fahrenheit 451, imaginée en anglais, lue en français par un cinéaste contraint de voir son interprétation traduite en anglais et qui fera de cette interprétation le prétexte à œuvre littéraire en français sous forme de carnets de bord.
  • En outre, Mildred, prénom exotique en France, devient Linda, prénom très populaire en 1966 et beaucoup moins exotique. Mildred donnait des consonances anglo-saxonnes à la jeune femme. Le mot signifiant en anglais classique « force tranquille », est abandonné au profit d’un prénom qui, tout comme le nom Montag, est issu de l’allemand. Linda est le diminutif d’Adèle qui provient du bas allemand adel qui signifie « noble ». Linda est noble dans sa société puisqu’elle tentera, plus longtemps que Montag, de la maintenir en ordre en collaborant avec la justice d’un monde où la vertu est toujours dans l’application stricte de la loi. La sonorité de son prénom est assez universelle puisque qu’il se retrouve dans de nombreuses langues.
  • De plus, la fête de Linda tombe le 24 décembre, jour du calendrier qui est associé à la nuit, puisque l’on veille on attendant la naissance du messie. Mais elle n’a pas vu l’étoile (Clarisse). Montag qui signifie lundi – homophone de Linda qu’unissent les sons [l], [d], [i] et la nasale – naît à la minuit chargé de conscience et investi d’une mission de prophète. Clarisse qui est un dérivé de Claire, vient du latin clara. Sainte Claire, après avoir trop pleuré, a compris que c’était le diable qui lui brouillait la vue. De là, elle a développé un don pour améliorer la vue de ses semblables. Si le concept biblique de l’apocalypse a été abandonné, le nom des personnages évoque quand même un caractère religieux. Linda, personnage sombre, n’a pas été éclairée par Clarisse, personnage lumineux qui a ouvert les yeux de Montag, personnage naissant qui l’a suivi. Ce caractère religieux donne une dimension universelle aux personnages.
  • Quant à Beatty, il a carrément perdu son nom et il ne lui reste plus que sa fonction pour nommer ce qu’il devient : un simple chef de l’ordre. De plus, le français permettait à Truffaut de jouer sur les sonorités de libre et de livre. Il crée la même confusion quand Montag comprend good people au lieu de book-people. En somme, l’univers fictif de Bradbury est pleinement restitué : l’histoire se passe bien « dans une ville inconnue, à une époque indéterminée ». Cela rappelle alors l’universalité, suggérée dans le roman, de la menace qui pèse sur l’humanité.

Truffaut doit adapter certaines idées aux contraintes cinématographiques

Une population qui se laisse porter par un système qui tente de rendre les individus identiques

  • L’adaptation du roman impose une interprétation des idées romanesques. L’impression rendue par certaines idées a dû être retranscrite par des procédés différents. Des automobiles délirantes traversaient le roman à toute vitesse, la rencontre nocturne avec Clarisse baignait lumières blanches, les citoyens étaient souvent associés à des images animales ou à des objets. Enfin, le lecteur aura remarqué dans la prose bradburienne une certaine nostalgie du passé caractérisée par une angoisse de l’avenir. Aucune Coccinelle ne fonce en trombe sur les avenues de Fahrenheit 451. Contrairement à ce que semble prétendre la préface de Jacques Chambon, la Coccinelle n’est en aucun cas une anticipation de l’auteur, bien au contraire, (il en roulait 900 000 sur les routes de 1953), ce que représente cette automobile, c’est la standardisation par la dictature d’un moyen de locomotion ludique dont on aurait oublié l’origine. Dessinée avant la seconde guerre mondiale par l’un des maîtres de la conception d’automobiles sportives à la demande du dictateur, la voiture du peuple semble avoir reçu le moteur que pouvait lui offrir son designer. Cela tend à montrer que le progrès a offert les technologies les plus avancées au consommateur moyen. De fait ce bijou technologique, qui « roule à 200 », et dont jouit le lambda, représente la standardisation de l’objet de consommation courante ; la passion systématique qu’elle déchaîne chez ses propriétaires révèle en plus le peu d’esprit critique. Chez Truffaut, les transports se font en commun, grâce à un monorail qui relie le lieu de travail au lieu de vie. Il suggère le quotidien réglé de cette population transportée, sans distinction, sur ce rail unique.
  • De même, la fin de la scène de rencontre entre les deux héros est ponctuée par le passage d’un tandem qui, s’il préfigure l’union des deux personnages, évoque surtout l’absence d’autonomie des individus. En outre, l’un des rares véhicules individuels du film est celui des hommes-volants – très révélateurs du grand nombre de prototypes fantasmés par la science (fiction ?) des années 60. Mais ces hommes-là sont tout à la fois mécanisés et animalisés. Ils allient le fantasme historique du vol inspiré par l’oiseau et celui de la mécanique proposée par la recherche spatiale. Ces oiseaux-là n’ont pas d’aile, ils se meuvent de façon autonome à l’aide d’un sac à dos à propulsion. Tout en contraste avec ce monde dénaturé de nouvelles technologies, c’est derrière une vieille barque que se cache Montag pour ne pas être vu de des quatre hommes-oiseaux modernes alignés en rang et vêtus d’un uniforme noir identique. Le héros est seul dans un véhicule traditionnel qui flotte dans l’élément aquatique – élément maternel et rassurant – face à quatre mousquetaires modernes qui volent dans l’élément céleste. Son esprit enfoui sous une couverture blanche, comme un enfant qui aurait peur du noir, est certainement plus élevé que le leur, étriqué dans leur casque noir.
  • Un autre véhicule de transport individuel – appartenant toujours aux forces de l’ordre - est celui qui, muni d’un haut-parleur, comme ceux des propagandes politiques et publicitaires, sert à mécaniser les comportements humains en dictant aux citoyens (qui n’affichent aucune surprise) de sortir tous ensemble de chez eux.
  • Ensuite, les impressions de luminosité de la rencontre baignée de lune ont été remplacées par une conversation diurne. Les gros progrès en matière d’éclairage nocturne ont été réalisés bien après le film. Néanmoins, le choix de tourner en diurne permet d’opposer le monde intérieur de la caserne ou de l’habitat dépourvu de fenêtre (on en voit depuis l’extérieur, mais elles sont closes de l’intérieur, c'est-à-dire qu’on voit l’intérieur depuis l’extérieur mais pas l’inverse !), au monde naturel de l’extérieur qui n’est qu’un lieu de transition. Il en ressort un film lumineux, haut en couleurs, dont la clarté naturelle est associable à Clarisse qui apparaît à la lumière du jour et qui va sortir le pompier de son univers d’éclairages artificiels pour le faire vivre au milieu de la nature à la lumière des livres.
  • Enfin, la nostalgie d’un passé, imprégné de valeurs connues, est assez paradoxale puisqu’elle est en contradiction avec la peur de l’immobilisme. En fait, cette angoisse, toute bradburienne, part du constat que le progrès tend vers un matérialisme consumériste qui menacerait l’humanisme en dénaturant un être qui ne mettrait plus son espèce, mais la consommation de biens, au centre de ses valeurs. Chez Ray Bradbury, le lecteur rencontrait des personnages matraqués par la publicité. Pourtant, le film qui s’en est affranchi rend compte du même constat. Il n’y a pas besoin de propagande, parce que le matérialisme a achevé de tuer le désir et que l’autorité n’a qu’à exiger pour obtenir. L’angoisse du romancier semble alors pleinement exploitée et fidèlement rendue par un moyen détourné. Cette société immobile qui fourmille dans l’urgence témoigne d’un effroi du vide qui l’anime et duquel, toute imprégnée d’images animées, de sports, et de médicaments, elle tente de fuir.
  • Il faut alors admettre que si certains éléments du roman semblent avoir été mis de côté, l’angoisse qu’ils permettaient d’évoquer est restée intacte.

La disparition des chapitres ne leur a pas fait perdre le sens de ce qu’ils évoquaient

  • En adaptant le roman, le cinéaste se décharge de la structure des chapitres. C’est bien entendu la traduction en langue française qui a influencé son interprétation du texte. On l’a oublié aujourd'hui, mais la salamandre, tirée d’une marque déposée, désignait, depuis la fin du XIX° siècle, un modèle de foyer à combustion lente que l’on pouvait déplacer en fonctionnement. En effet, jusqu’à la première guerre mondiale, le sens premier de ce mot, dans l’Encyclopédie Universelle du XX° Siècle d’Alfred Mézières était « cheminée roulante à feu continu », ce qui n’est autre que l’idée même du camion de pompier. Le lien coordinatif, qui sépare les deux mots, joue alors sur le double sens de foyer. D’une part, le Foyer et la Salamandre évoque l’opposition de la maison : le foyer, et de la caserne : la salamandre ; un reptile réputé pour provoquer des inflammations cutanées à qui le contrarie. D’autre part, le sens de « foyer », issu du latin focarium : « feu », est à prendre en son sens étymologique et s’associe alors avec la salamandre qui n’est autre que le signe logographique du corps de métier de Montag. Quand une maison brûle, qu’est-ce d’autre qu’un foyer qui prend feu ? On peut interpréter cette partie du découpage, qui présente une scène de caserne et le monde de Montag, comme allant jusqu’à la scène qui évoque l’occupation du pays où l’on s’amuse de « l’application stricte de la loi » (33:30 min).
  • À partir de quoi le film montre l’univers du Tamis et du Sable où le message révolutionnaire : le sable, est filtré par la masse : le tamis. En outre, le tamis peut symboliser la censure et le sable l’instrument qui sert à éteindre le feu des passions (littéraires ou autres). Quant à l’Éclat de la Flamme, il peut être mis en scène par le rêve de Montag qui suggère le grand incendie de l’intelligence et la passation de pouvoir entre les deux institutrices déchues de leur fonction. Enfin l’Éclat de la Flamme, c’est aussi l’éclat du couple Montag/Linda à la fin de leur relation (amoureuse ?) et le succès final de l’intelligence qui brille à l’écran quand se retrouvent tous les lecteurs. Il est alors sensé de penser que si le découpage strict a du être abandonné au profit de la linéarité de son film, François Truffaut est parvenu à en évoquer le contenu de façon chronologique.

Les jeux de regards mettent en scène la perte de l’intimité

  • Chez Bradbury, le service des urgences possédait un casque optique capable de regarder « jusque dans l’âme du patient ». La société du film s’est offerte un véritable psychanalyste, qui traite en quelques questions de la personnalité de Clarisse. L’intimité a été assassinée par cette société du bonheur. Et le bien semble irrémédiablement légal. C’est le capitaine qui évalue le degré de vertu de Montag, lorsque avant de lui offrir sa promotion, il vérifie que Montag regarderait pousser l’herbe si on le lui demandait. La soumission est garante du bonheur que propose Fahrenheit 451. La mise en scène des jeux de regards témoigne du contrôle total de l’intimité des citoyens par l’autorité. Les regards hypnotiques des comédiens à qui s’adressent « les deux cent mille Linda » rappellent que l’écran, allumé en permanence, garde toujours un œil sur elles en leur donnant l’impression qu’elles ont le privilège d’être uniques.
  • Fabian a le regard inquisiteur des traîtres qui espionnent, dénoncent et contrôlent la vie des autres. Il sait que Montag a trahi son corps de métier puisqu’il l’a vu dans un bar avec Clarisse et il espionne Montag quand il vole un livre. Sa présence rappelle celle des limiers-robots. Contrôler l’intimité de son semblable permet de vérifier qu’il n’est pas autre.
  • Les téléspectateurs sont aussi des voyeurs qui s’amusent de l’arrestation d’un dissident chevelu et qui n’hésiteront pas à dénoncer leur conjoint pour passer pour des informateurs, c'est-à-dire des anonymes qui voient la différence mais la dénigrent. S’ils n’ont que des convictions communes, ils peuvent toujours avilir quelqu'un de différent pour, par opposition, montrer qu’ils sont vertueux.
  • En revanche, la scène, assez mystérieuse, où Montag et Clarisse sont dans le monorail sans se voir permet d’émettre un doute. On ne sait pas s’ils ne se voient pas ou si Clarisse est absente mais qu’elle hante la vue de Montag qui, voulant la voir, croit l’entendre. Ici, quand le regard de Montag imagine Clarisse, il entend sa conscience. Le regard du jeune homme devient alors introspectif.
  • Avant de s’embrasser, la jeune femme se regarde dans la vitre du train, seul lieu où les vitres permettraient de voir dehors. Mais elle l’utilise comme un miroir. De même, c’est devant sa propre image que Linda caresse son sein nullipare. Ces femmes refermées sur elles-mêmes ont besoin de leur propre image rassurante pour stimuler leur désir.
  • Le parc doit être un lieu de dissidence – tout comme l’école attire des femmes comme Clarisse et la vieille dame – puisqu’on y trouve des enfants. Aucune gêne apparente quand Fabian ou le capitaine contrôlent sans respecter aucun code social de relations humaines. Ils fouillent sans saluer ni prévenir tous les semblables du parc afin d’en dégager les marginaux. Et le droit de regard, qui devient indécent, ne surprend plus ces individus identiques qui ont surtout à montrer qu’ils n’ont pas d’intimité.
  • Enfin, dans cette même scène, le regard du spectateur est sollicité par la restriction de champ finale qui supprime le caractère joyeux de la situation, en excluant toute la vie environnante, pour concentrer le regard du spectateur voyeur sur l’arrestation d’un lecteur. L’élément scénique sélectionné concentre la lucidité du spectateur sur la violence de la scène.
  • Il convient donc de constater qu’une même idée peut être rendue par deux procédés différents. L’intérêt que Truffaut a dégagé de Fahrenheit 451 n’est pas son déroulement factuel, mais les évocations de ces faits. En somme, le spectateur lecteur comprendra que deux procédés différents peuvent aussi dégager la même émotion. Une des grandes réussites du film est d’avoir su raconter la même histoire que le roman, mais avec les mots du cinéaste.

Le poétisme du roman se retrouve dans le film

Le film retranscrit l’esthétique du roman

  • Si Bradbury est ancré dans le roman d’anticipation, sa prose dystopique, par la sensibilité de ses évocations picturales et sonores, se caractérise par sa poésie. Le cinéma associe de fait le son et l’image. Pour son premier film en couleur, le cinéaste gourmand de littérature ne s’est pas dispensé de poésie. Le potentiel esthétique de son œuvre visuelle et sonore s’avère aussi élevé que celui de la prose dont il s’inspire. Peu d’initiatives personnelles apparaissent de prime abord. Truffaut rejette les « impressions de futurisme » dont les quelques apparitions ne gâtaient rien de la plume bradburienne. Son univers plastique est très épuré, il use de plans larges, filme des ensembles scéniques aérés, et joue du contraste rythmique pour donner à voir la cadence de ce monde infernal en dénonçant l’immobilisme, ou en rappelant la douceur de la nature.
  • Le début du film est assez révélateur de l’environnement qu’il va proposer. Le générique présente, en plan large, des antennes sur des toits, puis zoome de façon nerveuse en révélant la distribution. Chaque plan est filtré avec une couleur différente. Ensuite la première scène rend compte d’une escapade des pompiers pyromanes. Le rythme des images s’est accéléré à la mesure de la musique. Enfin, moment de répit dans le monorail, la musique et la saccade d’images semblent se calmer. Montag et Clarisse se rencontrent. La musique s’interrompt, ils descendent dans un décor assez naturel, sans station (ils descendent par les escaliers de secours), sur un gazon même pas piétiné. Tous deux évoluent calmement, ils parlent. Les quelques bâtiments sont assez traditionnels, les poteaux sont même en bois, le spectateur, pendant quelques instants pourrait se croire à une époque déterminée dans un pays qu’il connaît.
  • Enfin Montag entre dans sa maison, assez traditionnelle, avec un mobilier vieillot qui côtoie un écran ultramoderne. Une voix de fond, celle de la télévision, et une Linda amorphe vautrée sur un divan tandis que l’écran diffuse, ce qui est assez révélateur de la relation du couple, une démonstration ralentie de combat d’art martial. Un homme et une femme luttent sur un tatami épais et mœlleux comme un immense matelas. Le spectateur est saisi de sensations successivement agressive, douce et molle. Il a rencontré le connu, l’inconnu et l’inquiétant. Il a ressenti de l’amusement devant cette caserne rouge comme un jouet d’enfant et il comprendra comment ce monde est rassurant pour ses citoyens. Puis il a été un peu attendri par la douce rencontre des deux personnages, l’ingénue indisciplinée et le naïf. Enfin il a été gêné par l’ambiance dépressive qu’a retrouvée Montag et il aura été intrigué par la ressemblance physique et la différence psychologique entre les deux femmes. Son regard aura été éveillé par le mélange de modernisme et de désuétude du décor. Ensuite, même chez lui, Montag obtient de la télévision un compte rendu des opérations de sa journée. Puis la télévision achève de s’introduire dans la vie privée du couple avec ses figures inquiétantes qui demandent la réplique à la femme soumise. Le spectateur devinera alors le pouvoir de l’écran dans ce monde et sa responsabilité quant à la passivité de Linda qu’il pourra mettre en lien avec son mal-être apparent.

La linéarité du film est rendue possible grâce aux effets sonores

  • D’autre part, les effets sonores participent à la cohérence esthétique de l’œuvre. Quand Montag arrive à la caserne, des alarmes incessantes soulignent l’impression d’urgence et d’oppression qui dicte la conduite des pompiers. Des lumières clignotent, l’alarme est stridente, le spectateur partage physiquement les agressions subites par les pompiers. Le visage de Montag est saccadé par des lumières rouges et blanches au rythme des sirènes. Il apparaît successivement illuminé de sa culture d’homme du feu et de ses prédispositions à l’innocence. Tout le monde s’agite autour du héros impassible qui se moque de son augmentation et qui va enseigner son savoir.
  • La musique qui ponctue le film de ses accents bruités laissera reconnaître les sonorités hitchcockiennes de Bernard Herrmann. L’intensité dramatique de sa musique pourra surprendre le cinéphile moderne qui a été habitué à l’associer au suspens plutôt qu’au drame. La particularité de cet ornement est l’absence de mélodie. Ce sont les percussions qui déterminent le thème et les violons qui battent la mesure en doubles-croches pour évoquer la vélocité du véhicule rouge.
  • Quand les pompiers envahissent la maison de l’amie de Clarisse, les amplitudes sonores du rythme ternaire – qui s’interrompt pour laisser le capitaine effectuer son compte à rebours – créent des effets stridents et asphyxiants. Quand la maison s’embrase, une musique binaire, lancinante et déstructurée évoque la violence morbide du brasier. Le son des instruments crée des effets de bruitages angoissants. Ils rendent l’oppression plus sensible et colorent de brutalité la tension des scènes.
  • La musique rappelle la violence de la scène, apparemment anodine, dans le parc. En revanche, elle sait aussi soutenir la lenteur dépressive des scènes de déambulation dans les bois, en rappelant, par la récurrence de son thème, la scène de rencontre entre les deux personnages, la scène d’amour, où il s’était enjoué de mélodies cuivrées, et la première scène de lecture. La musique qui accompagne l’image permet un effet de cohérence et de linéarité. L’auditeur, qui ne peut en retenir les mélodies trop confuses et les anticiper, n’en reste pas moins soumis aux impressions qu’elles provoquent. Il se familiarise avec les sonorités qui l’accompagnent dans ses émotions et qui guident son appréhension des images.

Le travail des voix participe à la cohérence du film

  • Un autre effet sonore à souligner est celui des voix. Truffaut est assez fidèle aux quelques dialogues du roman et certains passages ont même été retranscrits. Néanmoins, il les a considérablement enrichis et il revient au talent des acteurs de leur avoir donné toute leur texture. Quand Montag rentre chez lui après avoir rencontré Clarisse – la jeune femme bavarde – le spectateur fait la connaissance de Linda – l’épouse silencieuse – qui ne répond même pas aux questions de son mari. Pour le rôle de Linda, l’actrice utilise une voix monocorde, plaintive et légèrement essoufflée. En revanche, quand elle interprète Clarisse, Julie Christie emprunte une voix légère, vivante et souriante.
  • La voix ronde et chaleureuse de Montag évoque sa bienveillance rassurante et décharge ses actes de leur responsabilité. Celles de l’écran sont cristallines et métallisées, la présentatrice a un timbre froid et cassé. Cyril Cusack met beaucoup de douceur dans la voix du capitaine pour renforcer son ambivalence qui allie gentillesse et cruauté. Son élocution, quand il gourmande un rebelle distrait ou fait la leçon au jeune pompier, lui donne des airs de bon soldat chevronné, un peu blasé et plein de bon sens. Il apparaît comme une figure paternelle garante d’une autorité rassurante.
  • « Absolutely fantastic » s’écrient en chœur les étranges acteurs aux voix indistinctes pour vanter la perspicacité de Linda et l’encourager à se laisser prendre au jeu de leur monde virtuel. En outre, la voix de Montag est rarement entendue, son chef ne manquera pas d’apprécier qu’il « parle peu », cela signifie pour lui qu’il pense peu.
  • De plus, la voix de Clarisse est celle de l’interrogation et s’oppose aux voix affirmatives de l’ordre établi. Quand elle est absente, c’est sa voix qu’entend Montag lorsqu’il la cherche dans le monorail parce qu’elle l’a remis en question.
  • C’est aussi une voix-off qui retranscrit sa découverte du texte quand il va enfin pouvoir quitter le monde des sons pour celui de l’écrit. Ce travail sur les voix permet en fait de mettre en parallèle le monde de l’écrit et celui de l’oral. L’univers de l’oral se caractérise par deux tendances. Il est à la fois le mutisme et la dictature de l’audiovisuel, et celui du bavardage et de l’expression de la pensée. D’un coté, ce mode de vie analphabète est dicté par la parole. D’autre part, la pensée qui a été anéantie se retrouve dans les livres, dans le monde de l’écrit qui a lui aussi été banni et qui ne peut qu’utiliser l’oral pour se défendre. En effet, c’est à la fin un ensemble vocal qui se fait entendre, celui du monde écrit qui tente de se sauver par l’oral.
  • C’est donc un environnement sonore qui tente de rendre compte de l’esthétique du monde littéraire. Le conflit ainsi réglé rappelle alors que les deux univers sont essentiels et que la parole ne peut pas se dispenser de l’écrit.

Le film crée un univers onirique

  • Certains passages du roman mettent en scène un univers onirique, comme la rencontre des deux personnages ou le retour à la nature à la fin du récit. Bradbury opposait le monde bariolé de la télévision à celui, plus sombre, du quotidien. Porté à l’écran, Fahrenheit 451, se sert de motifs colorés pour établir des leitmotive visuels. L’univers présenté joue de la neutralité du gris en le rehaussant de touches rouges. Le train, le béton impeccable du monorail, les trottoirs délimités sur la route grise par une ligne blanche, les murs, les escaliers qui entourent la caserne, le vêtement de la vieille dame que Montag mettra à Clarisse dans son rêve, la fumée des cigarettes et des incendies, le bois des peupliers dénudés, toute la société autour de la caserne s’est habillée de gris. Le gris évoque la perte de toute la couleur des choses, il en représente l’aspect mécanisé et dévitalisé et rappelle que l’intelligence a été réduite en cendres.
  • La caserne : le monde de l’autorité, est représentée par sa couleur rouge vif. Le rouge est une couleur ambivalente en ce sens qu’elle évoque des émotions paradoxales. L’antenne qui présente Julie Christie est colorée de rouge dans le générique, évoquant peut-être déjà la couleur de la vie de Clarisse et la folie de Linda qui ne se contrôle plus parce qu’elle est contrôlée par la télévision. Le rouge de la caserne évoque aussi son manque de raison, son goût de la violence et son caractère impulsif et irréfléchi. La première couleur que peuvent voir les jeunes enfants, et qui de fait les attire, est le rouge. Ces camions laqués de rouge vif n’inspirent-ils pas un jouet d’enfant ? Mais qu’évoque son viseur qui trône sur le capot si ce n’est une haine ciblée ? Mein Kampf est inscrit en rouge sur une couverture gris clair, mais la couverture de David Copperfield est rouge aussi. Le pyjama de Montag pendant la seule scène d’érotisme partagé ou lors de ses lectures est encore rouge. Et on retrouvera un liseré rouge le long des murs gris et autour des images encadrées dans la scène de l’école où l’on apprend à manier les chiffres.
  • Outre ces choix colorés, pour restituer l’ambivalence des sentiments du roman, le film opère une douce transition entre deux mondes oniriques. Dans un premier temps, la vitalité de la pellicule a présenté un univers cauchemardesque où le gris cendré avait atténué toutes les couleurs sauf le rouge. Puis, le film s’est intéressé à l’intimité mentale du personnage. Les teintes noires ont été renforcées : costume des pompiers, scènes d’intérieurs, rencontres nocturnes avec la littérature, ou scène souterraines. Le noir suggère la culpabilité de Montag qui se découvre et de sa société qui se nie. Il évoque l’insécurité d’un monde totalitaire et l’obscurité de la conscience collective. À la fin, le film met en scène un paysage onirique plus doux, composé de blancheur hivernale. Montag retrouve sa vraie nature, il est dans les bois, le blanc a absorbé toutes les autres couleurs, la neige tombe sur ces livres ouverts et les unit de sa couverture. Ils ont retrouvé leur innocence dans ce paysage irréel de nature oubliée.

Truffaut se sert d’éléments irréels pour donner du réalisme à Fahrenheit 451

  • La notion d’irréel est très présente. Elle participe en fait à la crédibilité du film en déstabilisant le spectateur de ses repères traditionnels afin qu’il accède à ceux de Fahrenheit 451. Dans le mouvement de son univers onirique, Truffaut s’autorise un petit effet spécial lorsque les pompiers, comme aimantés par le mât, parviennent sans effort à s’y hisser. Cette fantaisie montre tout de même la puissance de leur doctrine qui permet à ces citoyens dénaturés de se surpasser. En escaladant le mât, ils défient les lois de la physique gravitationnelle comme leur doctrine défie les lois du bon sens. De même, le sac qui contient les affaires personnelles de Clarisse suit une trajectoire surréaliste en glissant dans le couloir. Le spectateur est invité à faire participer son imagination, il doit user de son intelligence pour prendre part à ce film qui dénonce l’atrophie cérébrale. Quand Montag a un « problème avec le mât », c’est avec ses convictions qu’il a un problème, de même qu’il oublie son casque parce qu’il a un problème avec sa culture.
  • Autre fantaisie, la scène de l’ascenseur montre une fenêtre ouverte sur un mur. Le spectateur attentif aura constaté que la descente aux enfers, après le renvoi de Clarisse, aura été d’une distance bien supérieure à ce qu’il peut en imaginer. En effet, le mur n’en finit pas de glisser et les personnages ont tout le temps de se retrouver, isolés dans ce petit lieu clos en mouvement.
  • Si le dimanche n’est pas le jour du seigneur oublié, c’est encore le jour de repos des citoyens. Cette tradition culturelle conservée montre que ce peuple amnésique est probablement le fruit de l’évolution d’une société occidentale qui a gardé ses habitudes en leur ôtant toute valeur.
  • Autre détail important, l’omniprésence de lances à eau dans la caserne des pompiers ! En effet, qu’est-ce qui, dans un film, évoque mieux l’idée de caserne que ses fameuses lances à eau ? Le spectateur aura pu se demander si celles qui y sont servent de lance-flammes pour embraser la caserne en cas de nécessité, si la caserne jouit d’un passe-droit et qu’elle n’a pas eu besoin d’être ignifugée, ou si elle craint un juste retour des choses et reste effrayée par une menace révolutionnaire qu’elle n’aurait pas su contenir.
  • Inadvertances ou fantaisies de l’équipe de tournage, le spectateur, pour s’imprégner de l’univers fantastique et irréel, est invité à faire quelques actes de foi (autodafé en portugais). Il doit s’affranchir de la logique de son monde pour percevoir celle de Fahrenheit 451.
  • Une part de mystère réside dans ce monde qui tend à l’exclure avec ses affirmations. Mais ce monde aveuglé défie toute logique avec des démonstrations captieuses suffisamment grotesque pour amuser le public. La preuve que les pompiers n’ont jamais éteint les feux : « les maisons ont toujours été ignifugées ».
  • Ainsi, une fois qu’il a admis le caractère fictif de l’œuvre, le spectateur ne peut que mieux s’y plonger pour en savourer toute la dimension esthétique. Il est saisi par les effets visuels et sonores, toutefois, sa participation est requise pour qu’il puisse prendre part à la réflexion que propose le film et y exercer un esprit critique. Il en résulte qu’à la fin, le spectateur prévenu s’est laissé engager dans un combat contre le totalitarisme. Du début déroutant vers une fin calme et onirique, les spectateurs ont été emportés par la linéarité de Fahrenheit 451. Il pourra leur sembler avoir partagé le voyage initiatique mental du héros.

Une petite conclusion

  • « Ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes » écrivait Heinrich Heine, plus d’un siècle avant que sa phrase ne soit immolée dans un brasier nazi. Truffaut n’a pas manqué d’imagination pour réaliser une œuvre de science-fiction réaliste et un film d’anticipation non-futuriste où les hommes sont brûlés à grands coups d’autodafés. L’effroi qui se dégage de Fahrenheit 451 tient au réalisme de la fiction qui met en scène un univers familier au spectateur avec juste ce qu’il faut d’exotisme effrayant pour montrer que ce monde n’est pas si loin du sien. L’œuvre littéraire, qui mettait en scène la mort du livre par la société de l’écran, a pu trouver son parachèvement dans l’œil du cinéaste qui a porté au cinéma l’assassinat du livre par l’écran. Le crime contre l’humanité que met en scène Fahrenheit 451, laisse vivre ses habitants qui n’ont plus le droit d’exister que dans la neutralité et dans l’indifférence. Ce que le progrès a pu offrir à l’humain est un retour au stade animal où chacun ne fait que « passer le temps » en accomplissant sa mission déshumanisante. À la fin du film, ce sont des temps meilleurs qu’attendent les hommes-livres qui se font objet pour être plus humains, un temps où la société acceptera leur humanité retrouvée, un temps où elle aura recouvré la sienne.
  • En lisant Fahrenheit 451, le lecteur permettait à la société de Beatty de ne jamais voir le jour en se laissant assassiner par l’écran. En visualisant Fahrenheit 451 dans les salles de cinéma, le spectateur a permis à cette société d’écrans, qui est pourtant bien née, de conserver l’humanité que les livres reflétaient et de favoriser la liberté de l’expression humaine sans usurper la place de l’écrit. De même que c’est l’univers cinématographique de l’écran qui a pu mettre en scène la fin du monde de l’écrit, c’est aussi avec des artistes comme François Truffaut que la littérature et le monde de l’écran peuvent continuer de se côtoyer et de se servir mutuellement. Le livre et l’écran, qui ne pouvaient se dispenser l’un de l’autre pour se dénoncer, ne peuvent maintenant plus se passer l’un de l’autre pour clamer ensemble leur liberté et affirmer leur humanité. Fahrenheit 451 craignait qu’une lutte entre deux moyens d’expression en concurrence n’attribue le pouvoir au plus stupide. Qui, aujourd’hui, peut encore nier l’influence des médias audiovisuels dans la propagation d’idées pacifistes ? Qui peut encore croire que la télévision n’a pas abrégé quelques guerres en délurant des peuples trop soumis qui ne remettaient pas leur gouvernement en question ? Qui pourra croire que la télévision et le cinéma de grande diffusion n’ont pas fait rêver quelques victimes des puissants régimes autoritaires pour leur donner le désir de se soulever et de recommencer de rêver ?
  • Il reste à savoir si cette exportation du mode de vie de la société des écrans, en voulant libérer l’humain de la soumission, n’a pas commencé à tuer la différence qui lui manquerait si tous les citoyens, en voulant trop se ressembler, étaient du même monde et trouvaient là une occasion de condamner la différence. L’œil aiguisé du lecteur cinéphile ne doit pas se méprendre. De même que Truffaut a pu changer les éléments qui donnaient à Bradbury l’occasion de dénoncer la mort de l’individu, cette mise en scène de l’écran meurtrier, loin de condamner la télévision, n’est que prétexte à mettre en scène un média pour montrer le danger de toute forme d’expression qui rejetterait le dialogue. Le double média, qui exprime les angoisses de Fahrenheit 451, est un plaidoyer contre la pensée univoque et une apologie de l’union des moyens d’expression pour en garantir la liberté en autorisant la polémique.

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