La Chair et le Sang

De Cinéann.

La Chair et le Sang , film néerlandais de Paul Verhoeven, sorti en 1985

Analyse critique

En 1501, alors que la peste bubonique ravage l’Europe Occidentale, des mercenaires menés par le capitaine Hawkwood assiègent une place forte pour le compte du Seigneur Arnolfini. Au terme de la bataille, Arnolfini refuse de les payer et de leur laisser violer et piller à tout va comme il le leur avait promis. Guidé par Martin et un ecclésiastique illuminé qui croit voir des signes partout, les mercenaires enlèvent Agnès, la promise de Steven, le fils d’Arnolfini, et assiègent un château pour y vivre en communauté. Steven se lance à leur poursuite. Un siège commence. La peste s’en mêle.

Paul Verhoeven invente une fin de Moyen Age crépusculaire, où souiller la chair et répandre le sang sont les divertissements quotidiens d'hommes sans morale ni religion, qui sentent confusément, à l'aube de la Renaissance, leurs valeurs s'écrouler. C'est un gigantesque livre d'images violentes et colorées, un croisement du roman populaire et de la peinture médiévale, avec épées, machines de guerre, viscères et bubons.

Comme son titre l’indique, le film mêle le pur et l’impur, emprunte aux romans de chevalerie avec princesse et bandits mais en subvertit tous les codes avec une telle vigueur qu’il semble les dénaturer totalement. Il n’y a ainsi pas vraiment de héros, et il est impossible de savoir à qui s’identifier comme dans un film d’aventures classique. Il n’a pas vraiment de fin, certains en réchappent, d’autres non et l’histoire pourrait continuer indéfiniment.

Le film raconte une transition entre deux âges mais aussi dans la vie de ses protagonistes qui sortiront profondément transformés par leurs aventures. Il est d’une grande richesse historique et manie comme nul autre les anachronismes. Il puise dans une tradition culturelle picturale et fait preuve d’un syncrétisme tous azimuts. Au niveau de la seule vision historique, il s’appuie sur un ouvrage néerlandais fondamental de l’histoire médiévale : un classique que Verhoeven a lu dans les années 60. Dans L’Automne du Moyen Âge, l’historien Johan Huinzinga décrivait cette période de basculement comme sentant à la fois « la rose et la merde. » Un projet qui semble animer tout entier La Chair et le Sang, l’image paraissant lisse et pleine d’horreurs, cadré dans la grande forme hollywoodienne mais parasitée par la frontalité de diverses éléments organiques et autres sécrétions.

Les contradictions, les ambigüités sont suggérées sans cesse par des motifs antinomiques, des paradoxes, des anachronismes, des ambivalences, des contradictions, des oxymores visuels. Le film s’ouvre sur le ciel puis descend magnifiquement vers la terre. Des panoramiques amples, souples embrasent des espaces où se mélangent la fange et le luxe. C’est la guerre et un religieux parle de sexualité. Des nobles arrivent dans de superbes apparats tandis que le peuple crève dans la crasse la plus infâme. On y mêle d’emblée sexe et spiritualité. Les nobles promettent monts et merveilles à des mercenaires des Grandes Compagnies, et leur crachent soudainement à la gueule sitôt les exactions commises. Deux amoureux s’embrassent sous les dépouilles pourries de deux pendus, à l’endroit où pousse la mandragore, symbole de leur amour éternel, germé par les éjaculations des condamnés.

Le film brasse une époque où la religion et les superstitions vont bientôt faire place au culte de la Raison. Le religieux du film voit des signes partout et trace le destin fictionnel de ses agneaux. Comme dans la plupart des films de son auteur, la religion est un mensonge dont les sujets se servent pour se fabriquer une existence déterminée. L’ecclésiastique implore ses ouailles de ne pas réfléchir, de se laisser porter par leurs instincts tandis que les signes divins guideront toujours et sûrement leurs pas.

Verhoeven stigmatise la superstition en brocardant les figures religieuses, les signes, jusqu’au meurtre final à la fois ironique, cruel et morbide. On peut aussi apposer une lecture politique sur ce groupe de mercenaires guidé par les paroles du « Cardinal » qui voit des signes dans la statue de Saint Martin. Le groupe va dès lors vivre ensemble, obéir scrupuleusement aux signes et aux Evangiles, tenter une forme d’utopie communiste dans la forteresse d’un château-fort tout en s’habillant en rouge. Ils interpréteront d’ailleurs les habits blancs de Martin comme une trahison à leur esprit communautaire. Paul Verhoeven entame déjà ici un discours très critique à l’égard du libéralisme dont ses films hollywoodiens allaient se faire l’écho.

Il est difficile de s’identifier à quiconque tant le film malmène jusqu’au malaise son spectateur. Les nobles mentent et trahissent les mercenaires. Ceux-ci pillent, saccagent, violent sans vergogne. Verhoeven peint une humanité abjecte. Ainsi le jeune garçon tape sur son tambour tandis que ses camarades violent les uns à la suite des autres Agnès.

Toutes ces contradictions et antagonismes sont contenus dans un personnage, parmi les plus beaux, romanesques, inventifs de son auteur, lui-même créateur de personnages féminins fabuleux. Une création d’autant plus magnifique qu’elle est en soi et symboliquement une fois de plus une sorte de bombe à retardement lâchée dans l’industrie et l’imagerie hollywoodiennes. Verhoeven subvertit donc et magnifie dans un même geste le personnage archétypal de la princesse. Car il y a une princesse dans le film mais elle est bien loin de la représentation classique des héroïnes anciennes. Point d’amour courtois ici dans le destin de la toute jeune Agnès. Dès la première scène, elle tente d’en savoir plus sur la chose sexuelle avec sa servante dans une scène mi-grotesque mi-violente qui détourne les codes des roman de chevalerie et d’initiation. La jeune fille ordonne à la femme de se faire prendre dans les fourrés pour l’observer avant de la fouetter cruellement.

La jeune Agnès, à la coiffe Botticellienne, campe donc une princesse partagée entre vice et vertu comme pas mal d’héroïnes de son auteur. Elle n’est jamais désespérée par les horreurs qu’elle subit, sachant d’ailleurs retourner le viol collectif dont elle est la victime contre ses oppresseurs au cours d’une séquence d’une audace folle. Alors qu’elle est prise à tour de rôle, elle comprend qui est le chef de la bande et encourage ses étreintes violentes pour retourner la force contre lui. Comme d’autres héroïnes de Verhoeven, elle manipule les hommes, sait jouer la comédie, fait preuve d’un courage et d’une libido extraordinaires. Là également, Verhoeven fait de l’archétype de la femme fatale un personnage quasi politique, amazone toujours opiniâtre, entièrement tournée vers l’action, qui use de ses attributs comme des armes pour échapper à la force et à la violence des hommes.

« Verhoeven revisite un genre hollywoodien (le film d’aventures historiques, avec Les Vikings de Richard Fleischer comme référence ultime) mais à sa manière, c’est-à-dire avec une vitalité, une crudité et un souci de réalisme typiquement européens. Le style picaresque, les détails triviaux, le sens de l’action et de la démesure, l’anarchisme politique et anticlérical renvoient au cinéma de Leone et d’Aldrich, dont Verhoeven est le meilleur et le plus direct héritier. Verhoeven est un cinéaste passionnant et provocateur ! »
Olivier Père, Les Inrockuptibles, 9 octobre 2012

Distribution

  • Rutger Hauer  : Martin
  • Jennifer Jason Leigh  : Agnes
  • Tom Burlinson  : Steven
  • Jack Thompson  : le capitaine Hawkwood
  • Brion James  : Karsthans
  • Fernando Hilbeck  : Arnolfini

Fiche technique

  • Réalisation : Paul Verhoeven
  • Titre original : Flesh and Blood (stylisé Flesh+Blood) ou The Rose and the Sword(sortie vidéo)
  • Scénario : Gerard Soeteman et Paul Verhoeven, d'après une histoire de Gerard Soeteman
  • Musique : Basil Poledouris
  • Photographie : Jan de Bont
  • Montage : Ine Schenkkan
  • Production : José Antonio Sáinz de Vicuña et Gijs Versluys
  • Pays d'origine : Pays-Bas, Espagne, États-Unis
  • Durée : 126 minutes
  • Dates de sortie : 10 juin 1985 (Festival international du film de Seattle)
    • France : 2 octobre 1985


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