La Douleur

De Cinéann.

La Douleur , film français de Emmanuel Finkiel, sorti en 2017

Analyse critique

Au début du film, en voix off, l’auteure raconte l’exhumation de récits écrits à la fin et au lendemain de la guerre, retrouvés quarante ans plus tard dans les armoires bleues de Neauphle-le-Château. Par cette citation, le cinéaste reprend à son compte l’engagement de vérité de Marguerite Duras. La Douleur, publié seulement en 1985, est un grand livre sur l’absence où, entre journal intime et roman, Marguerite Duras retrace l’attente de son mari déporté, Robert Antelme, au cours des derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, puis son retour des camps. De ce texte âpre, ardent, Emmanuel Finkiel parvient à restituer la violence des sentiments, mais aussi, grâce à une mise en scène audacieuse, la distanciation propre à l’écriture durassienne.

La douleur de Marguerite Duras est d’abord une peur, mêlée de honte que de dépendre d’une « ordure » pour sauver son époux. Entre la jeune romancière et l’inspecteur collabo Pierre Rabier débute un jeu du chat et de la souris ambigu, car la haine de Marguerite n'est pas dénuée d'une certaine attirance. Benoît Magimel apporte une douceur inquiétante à ce flic trouble, dont l’admiration presque enfantine pour la jeune romancière n’est, peut-être, qu’un leurre pour la manipuler. La haine que Marguerite éprouve à l’égard du collaborateur est une autre expression de l’angoisse que provoquent l’absence de son mari et l’incertitude quant à son sort. L’oppression nazie, la collaboration, la guerre, infligent des peines différentes, du martyre enduré par les déportés à l’angoisse quotidienne d’une jeune intellectuelle parisienne, la douleur est omniprésente.

Le réalisateur préfère à juste titre l’ellipse, il suffit d’un visage tuméfié qui traverse le champ pour établir la barbarie nazie, mais quand il le faut, pour filmer un convoi de prisonniers qui arrive en gare, il sait élargir le champ. Serrant au plus près son interprète principale, souvent filmée avec de longues focales, si bien que le monde qui l’entoure reste comme insaisissable, il donne une forme perceptible du « désordre phénoménal de la pensée et du sentiment » que Duras a cru reconnaître quand elle a retrouvé ses textes.

La deuxième heure du film plonge plus profondément dans la vie intérieure de la narratrice. Paris, dans la grisaille de l’Occupation puis de la Libération, n’est perceptible qu’à travers sa vision fragmentée, parfois fantasmatique. Lors des festivités du 14 Juillet qui suit la libération de Paris, Marguerite marche sans fin dans les rues, indifférente à la liesse qui l’entoure. Les décors en arrière-plan deviennent flous. Les gros plans intenses sur le visage nu, dépouillé, de Mélanie Thierry confirment que la douleur a pris toute la place. Pour dire le monologue intérieur de Marguerite Duras, dont le cinéaste a repris plusieurs passages in extenso, l’actrice n’a pas cherché à imiter les grandes interprètes de la romancière à l’écran, elle scande les phrases de longs silences qui en accentuent la dimension incantatoire, hypnotique.

Le film ne se limite pas à ce paysage mental. Marguerite Duras appartient à une organisation de résistance dirigée par Morland, pseudonyme de François Mitterrand, incarné par Grégoire Leprince-Ringuet qui donne une version très convaincante de l’opacité et de l'ambiguité du personnage. Dans ce réseau, elle croise aussi Dionys Mascolo, l’amant pour qui la jeune femme s’apprêtait à quitter Robert Antelme au moment de son arrestation. Mélanie Thierry rend tout à fait lisible la simultanéité de l’aspiration à la liberté qui éloigne Marguerite Duras d’Antelme et de sa fidélité féroce au déporté.

À quatre reprises, Marguerite se regarde téléphoner, ouvrir une porte, se morfondre sur le sofa. Ce dédoublement physique symbolise, aussi, le hiatus entre ce que la romancière éprouve et ce dont elle témoigne, entre la réalité de ses émotions et leur représentation. L'adaptation d’Emmanuel Finkiel est exemplaire. Qu’il explicite le propos de Duras dans une réplique cinglante de Mascolo à Marguerite : « A qui êtes-vous le plus attachée ? A Robert Antelme ou à votre douleur ? » Qu’il mette en avant le sort des Juifs, évoqué en filigrane dans le livre, en développant le beau personnage de Mme Katz. Ou qu’il refuse de filmer la résurrection de Robert Antelme, longuement chroniquée par Duras dans les dernières pages de La Douleur avec force détails insoutenables.

À son retour à Paris, on devine juste, au loin, le corps du mort-vivant, à bout de forces dans les bras de ses compagnons, tel que l’aperçoit Marguerite à travers les rideaux de sa fenêtre. Et dans la dernière séquence, en plein soleil sur une plage d’Italie, il n’est plus qu’une silhouette fantomatique à la Giacometti, une figure quasi abstraite qui se détache dans le contre-jour.


La réalité de la biographie de Marguerite Donnadieu, alias Duras, à cette époque, entre collaboration et résistance:

Marguerite Donnadieu cosigne, au printemps 1940, avec Philippe Roques, L'Empire français, une commande de propagande du ministre des colonies Georges Mandel. Marguerite Duras désavouera ce livre signé Marguerite Donnadieu. Elle démissionne du ministère des colonies en novembre 1940.

Dans la capitale occupée, Robert Antelme est engagé à la préfecture de police de Paris. Le couple s'installe rue Saint-Benoît, dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés. Marguerite est enceinte. Elle accouche d'un garçon mort-né, dont elle ne saura jamais faire le deuil. En 1942, elle est recrutée comme secrétaire générale du Comité d’organisation du livre. Elle y préside un comité de lecteurs chargé d'autoriser, ou non, l'attribution aux éditeurs agréés par Vichy d'un quota de papier, qui est très rationné, travail contrôlé par les Allemands. C'est là qu'elle fait la connaissance de Dominique Aury et de Dionys Mascolo, qui devient son amant.

En 1943, l’appartement du couple devient un lieu de rencontres informelles où des intellectuels comme Jorge Semprún discutent littérature et politique, le groupe de la rue Saint-Benoît. Marguerite se met à l'écriture et publie son premier roman Les Impudents. Elle le signe du nom de Duras, le village où se trouve la maison paternelle. Robert, Dionys et elle-même, se mettant au service de la Résistance, se lient à François Mitterrand, alias Morland, qui dirige le RNPG, réseau qui fabrique des faux papiers pour les prisonniers de guerre évadés. Vis-à-vis de la Collaboration, Marguerite Duras s'emploie à un jeu entriste. Au COIACL, elle représente Bernard Faÿ, directeur toujours absent et acteur majeur de la persécution des maçons. Elle s'affiche chez l'écrivain pro-hitlérien Ramon Fernandez, dont la femme, Betty, anime un brillant salon.

Le 1er juin 1944, son groupe tombe dans un guet-apens. Robert Antelme est arrêté par la Gestapo ; secourue par Mitterrand, Marguerite Duras s'échappe. Au lendemain du débarquement des alliés, elle apprend que son mari a été emmené à Compiègne d’où partent les trains pour les camps de concentration. Robert est déporté à Dachau. Marguerite entretient une relation ambiguë avec Charles Delval, un agent de la Gestapo qui a fait arrêter son mari et qu'elle aurait séduit pour sauver ce dernier. À la Libération, elle le fera arrêter et condamner à mort. En août, Paris se libère. Début septembre, Betty Fernandez est tondue et internée avec Marie Laurencin à Drancy par les gendarmes français ; le 17 septembre, Marguerite les fait libérer. Betty sera un personnage de L'Amant, l'épuration des maîtresses de soldats allemands faisant le sujet central de Hiroshima mon amour.

À cette époque, elle écrit les Cahiers de la Guerre qui serviront de contenu au livre La Douleur publié en 1985. Marguerite attend le retour de son époux. Alors que la Libération se poursuit, Dionys, en avril 1945, aidé par Mitterrand, va chercher Robert au camp de Dachau et le trouve moribond. Ces douze mois où elle le soigne, avec le secours d'un médecin, Marguerite Duras les racontera dans La Douleur.

Distribution

Fiche technique

  • Réalisation : Emmanuel Finkiel
  • Scénario : Emmanuel Finkiel d'après le roman La Douleur de Marguerite Duras publié en 1985, plus précisément les deux premiers chapitres, le premier relatant l’attente du retour de son mari déporté et le second, Monsieur X. dit ici Pierre Rabier relatant sa relation ambiguë avec un agent français de la Gestapo afin d'obtenir des informations sur son mari.
  • Photographie : Alexis Kavyrchine
  • Montage : Sylvie Lager
  • Sociétés de production : Les films du Poisson, Versus Productions, Need Productions, France 3 Cinéma
  • Durée : 126 minutes
  • Dates de sortie : 27 août 2017 (Festival du film francophone d'Angoulême)
    • Sortie générale : 24 janvier 2018
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