La Question humaine

De Cinéann.

La Question humaine ; film français de Nicolas Klotz , sorti en 2007

Analyse critique

Le film se passe de nos jours, à Paris : Simon, 40 ans, travaille comme psychologue au département des ressources humaines de la SC Farb, complexe pétrochimique, filiale d'une multinationale allemande, où il est plus particulièrement chargé de la sélection du personnel.

Un jour Karl Rose, le co-directeur de la SC Farb demande à Simon de faire une enquête confidentielle sur le directeur général Mathias Jüst, de dresser un rapport sur son état mental. Ne pouvant pas se soustraire à la requête de Rose et ne voulant pas risquer de se mettre mal avec Jüst, Simon accepte du bout des lèvres, en se promettant de conduire une enquête discrète et de rendre un rapport le plus neutre possible, mais très vite en pénétrant dans la nuit d'un homme, Simon entre dans la sienne : Une nuit hantée par les fantômes et les spectres de l'Europe contemporaine.

Dans ce cadre, un second film, composé comme un sous-texte, vient peu à peu déranger le spectateur qui semblait installé dans un « film d'entreprise », comme il s'en est tourné quelques-uns ces dernières années. Car la question de fond remonte à la surface, travailler dans une grande entreprise multinationale, licencier le personnel, vivre en jeune cadre qui en veut, prêt à tout pour réussir, ressemblerait à une nouvelle incarnation, policée, huilée, négociée, de la logique à l'œuvre il y a soixante-dix ans dans le système de sélection et d'élimination nazi.

Cela reprend une idée avancée par les théoriciens de l'école de Francfort après la guerre soutenant que le nazisme, alliant rationalisation et domination, perfectionnement technico-administratif et coercition, gain maximal en productivité dans la tâche même de l'élimination des autres, serait une matrice de cette modernité industrielle. Quand l'angoisse s'empare peu à peu de Simon, quand il commence à comprendre la langue de l'élimination, celle qui lui revient, insidieusement, par en dessous, depuis la guerre, alors il ne peut que se poser des questions et reformuler en terme historique sa fonction dans le système libéral en général et dans sa propre direction des ressources humaines en particulier : suis-je un fasciste d'aujourd'hui, quand mon travail consiste à éliminer, à dégraisser, à liquider, à transformer l'autre en déchet de la société ?

Désormais, l'humain devient éliminable, doit être éliminé dans sa diversité, ses humeurs, ses organes, ses désordres, ses minorités, pour que le capitalisme libéral fonctionne mieux, plus vite, plus efficacement. L'« autre », est alors celui qui freine la machine, qui est un obstacle à la bonne circulation des capitaux, qui est inefficace. Tout ce qui est périssable et marginal en lui peut être ôté et mis de côté.

Simon s'interroge quand l'Histoire s'infiltre progressivement dans son cerveau. Il n'est certes pas un salaud : il participe à licencier sans remous et pour le bien de l'entreprise. C'est un jeune rouage d'une machine à éliminer qu'il ne voit pas, et surtout ne se formule pas comme cela : il élimine les autres avec innocence, sans perversité, avec bonne conscience professionnelle, du moins sans se formuler explicitement qu'il est en charge de cette tâche. En bon professionnel de la psychologie d'entreprise, Simon est toujours prêt à rechercher et appliquer des solutions « rationnelles » dans un pur esprit de rentabilité, sans céder à la sentimentalité mais pour le bien de tous, « avec humanité » comme il est écrit dans les circulaires administratives à défaut de se poser la question humaine.

Tout cela se perturbe quand Simon prend conscience qu'il abrite deux hommes en lui, dans son corps de jeune cadre aux normes : un tueur professionnel qu'il ignorait, technicien de l'élimination, et un humain qui reprend progressivement le dessus, quand tout se dérègle, quand il tombe malade, en fait.

Pour montrer ce processus de dérèglement, il fallait partir du contemporain, de la société libérale d'aujourd'hui. Filmer les rituels de l'époque, les inscrire sur pellicule à travers leurs rythmes, leurs espaces, leurs apparences. Et que l'autre temps, l'autre texte, historique, tout ce qui revient du passé, n'apparaissent que peu à peu dans le film, comme des agents de perturbation. Laisser à Simon le temps d'être prêt à accueillir l'Histoire. Le cinéma, dans sa technique peut aussi être un montage des temps. Le personnage de Simon, à partir d'un certain moment, celui de l'irruption progressive de l'Histoire, entre en lui-même, dans sa faille : il est prêt à comprendre ses actes dans la société contemporaine à partir d'un document qui lui arrive du passé, via une lettre anonyme adressée à Mathias Jüst, la note technique de juin 1942 expliquant comment éliminer efficacement des dizaines de milliers de personnes en les gazant dans des camions.

Il ne s'agit pas de dire que le nazisme et le capitalisme sont la même chose, que vivre dans une entreprise performante aujourd'hui et survivre dans un camp de concentration autrefois c'est identique, qu'être licencié au bout de quelques années de travail et être gazé en arrivant dans un camp d'extermination peut être comparé. Non, l'extermination comme fondement du nazisme propose une forme de l'Histoire irréductible, non comparable, qui ne peut ni être relativisée par l'analogie ni être niée par l'oubli ou une quelconque contre-vérité historique. Et se doit d'être absolument présente à l'esprit et condamnée.

La Question humaine est, au contraire, un film qui montre que la Shoah a révélé une face de la modernité de la société industrielle. L'extermination a été organisée, planifiée, par l'administration nazie comme une industrie de masse, performante, bureaucratique, systématique. Et ce système industriel, non dans ses objectifs évidemment, mais dans son identité de système, détermine le fonctionnement de l'économie libérale. Il n'a cessé de se perfectionner. Alors, il ne s'agit pas d'expliquer le contemporain par la Shoah, mais de percevoir des résurgences, des projections, qui peuvent générer le contemporain selon des formes très singulières qui ne sont plus celles du monde des années 40 mais qui nous reposent encore et toujours la question de notre propre humanité.

Distribution

Fiche technique

  • Réalisation : Nicolas Klotz
  • Scénario : Elisabeth Perceval d'après l'oeuvre de : François Emmanuel
  • Producteurs : Sophie Dulac, Jean-Christophe Gigot , Michel Zana
  • Musique originale : Syd Matters
  • Image : Josée Deshaies
  • Montage : Rose-Marie Lausson
  • Durée : 163 minutes
  • Date de sortie : 12 septembre 2007 (France)
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