Les Plaisirs de la chair

De Cinéann.

Les Plaisirs de la chair (悦楽, Etsuraku)) film japonais réalisé par Nagisa Ôshima, sorti en 1965.

Analyse critique

Par amour pour Shako, une fille de famille, le précepteur Atsushi Wakizaka, jeune homme sans fortune, tue un homme qui a, dans le passé, violé cette dernière, et a fait depuis subir un chantage incessant à sa famille. Shako semble avoir oublié cet épisode Le lendemain du crime, Wakizaka reçoit la visite de Hayami, un fonctionnaire véreux des Eaux et forêts, témoin du meurtre dans le train, qui lui propose ce marché : si Wakizaka consent à conserver en lieu sûr trente millions de yens que Hayami a détournés de l'administration, et s'il s'engage à les lui rendre à sa sortie de prison, il ne dira rien à la police sur le crime. Il sait qu’il sera découvert, qu’il ira en prison, et décide alors de confier une partie de cette somme à Wakizaka. C’est pourquoi il lui propose le marché suivant : il ne dénoncera pas à la police son crime, s’il accepte de garder l’argent et de le lui restituer à sa sortie de prison. Le fonctionnaire, en effet, se voit alors incarcéré pour une durée de cinq ans.

Wakizaka, coincé, accepte ce marché. Quatre ans plus tard, alors que Hayami purge sa peine, Wakizaka apprend que Shako s'est mariée. Désespéré par la "trahison " de celle qui était l'amour de sa vie, il décide de se livrer à tous les plaisirs de la terre, en dépensant l'argent de Hayami, et de se tuer lorsque celui-ci sortira de prison. La radicalité des résolutions morbides que prend Wakizaka est tragique: pas d’autres solutions pour l’amour contrarié que le suicide.Pendant des mois, il mène la grande vie et entretient diverses filles de rencontre, en recherchant à travers elles des doubles de Shako. Avec ces doubles, il recherche le plaisir, mais exerce aussi une sorte de vengeance par substitution, en les humiliant.

Les quatre femmes qu’il rencontre sont comme autant de métaphores de l’humanité : le première est une hôtesse de bar (Hitomi) qui représente la jouissance, la volupté, la frivolité et la luxure, tout en ayant conscience de l‘impasse dans laquelle elle se trouve. La seconde est une femme mariée (Shizuko), mère de deux enfants, et qui se vend pour aider un mari bon à rien et qui échoue dans tout ce qu’il entreprend. Elle est la victime de la nullité de celui qu’elle a épousé. La troisième est une infirmière (Keiko), contrainte de démissionner sous la pression d'un médecin entreprenant. C'est la créature fragile, incapable d’assumer sa féminité et sa beauté, incapable de faire un avec son corps. La quatrième est une prostitué muette et soumise (Mari) et, pour reprendre le terme employé par ceux qui s’engraissent grâce à elle, « une toquée ». Parce qu’il n’a pu aller au bout de son projet avec les trois autres, Wakizaka se rabat sur cette malheureuse qui offre son corps et ne dit rien. Elle est pour lui le pur objet, l’être uniquement occupé à satisfaire ses désirs.

À chacune de ses rencontres, Wakizaka constate que son désir ne peut être pleinement satisfait, que le monde l’entourant n’est pas en accord avec ses intentions. Le traumatisme originel qui l’a poussé vers cette issue fatale ne fait que se répéter. Chacune de ces femmes est une entité qui lui échappe, et ce malgré l’argent qu’il leur donne. Mais son désir de pureté et d’absolu est aussi une forme d’orgueil : l’idéal qui lui a filé entre les doigts lui revenait de droit, et le désir des autres se devait de concorder avec le sien. Sa quête est celle d’un homme seul s’estimant trahi par le monde. C’est un enfant constatant que les jouets qu’il chérit lui échappent.

Peu de temps avant l'échéance fatale des cinq ans, alors qu'il vient de dépenser ses derniers yens, il est abordé par un voyou qui lui apprend que Hayami est mort en prison. C'est alors que Shako, ruinée, et le croyant très riche, vient s'offrir à lui pour de l'argent. Mais Wakizaka, sans argent, avoue la vérité à Shako à propos du crime et du marché, et la quitte. Il sera arrêté peu après sur dénonciation de Shoko.

En 1965, avec sa compagne, l'actrice Akiko Koyama, Ôshima fonde sa propre société, Sozosha, pour laquelle il met en scène Les Plaisirs de la chair. Ce film contraste par sa forme avec les films précédents, tout en abordant les thématiques chères à ce cinéaste, à savoir l’amour, le sexe, la mort et le désir d’auto-anéantissement. Épuré et construit admirablement d’un point de vue scénaristique, Les Plaisirs de la chair est un film troublant mettant en scène des passions folles, radicales et destructrices.

Le scénario des Plaisirs de la chair est à la fois irréaliste et remarquable d’intelligence. Les scènes agencées, les retournements de situation, défient la vraisemblance au nom du concept et de l’idée. En ce sens, le film est une sorte de fable tragique, un conte dramatique ancré dans le Japon des années soixante. Ôshima n’a pas cherché à alourdir son scénario afin de donner une impression de réalisme, mais il réussit avec intelligence à passer d’une séquence à une autre, d’un personnage à un autre, avec tact et assez de recul pour faire comprendre au spectateur que les enjeux du film se trouvent ailleurs que dans la vraisemblance. Ce qui intéresse Ôshima, ce sont les rencontres, et comment celles-ci, avec une logique d’un tragique implacable, concourent à mener cet homme vers sa perte.

Cette épuration du récit est en écho d'une épuration de la mise en scène qui contraste avec le Ôshima du début des années soixante. Alors que les films précédents étaient nerveux, à fleur de peau et semblaient suivre sans aucune distance les destins de ces jeunes gens fiévreux et empressés de courir à leur perte, Les Plaisirs de la chair s’avère être plus lent et plus contemplatif. Les cadrages sont plus lointains, ne collent plus aux personnages, mais mettent en valeur un paysage et une architecture souvent lisses et impersonnels, à même de faire ressentir la profonde solitude du personnage et son profond désespoir.Un homme choisit de mourir, et passe ses derniers jours dans un monde avec lequel il n’a plus aucun lien, dans un monde qui le nie totalement.

Au milieu de cette distance et de cette lenteur s’insèrent quelques rares et très courtes séquences fiévreuses avec de très gros plans, un montage nerveux, des superpositions, approche expérimentale qui peut apparaître un peu datée, mais extrêmement efficace dans le déroulement narratif, et claire dans ses intentions. Ces quelques séquences décrivent l’ivresse, la luxure, la volupté, le vertige et le désir de se perdre. Et l’effet est parfaitement réussi, tant Ôshima, lorsqu’il s’approche des corps, sait parfaitement rendre la sensualité et ouvrir ce gouffre vers lequel mène le pur appel de la chair. Le titre cependant ne doit pas être l'objet de malentendus. En effet, pas question de comparer Les Plaisirs de la chair au sublime L’Empire des sens dont les audaces et les vertus subversives vont beaucoup plus loin que cette œuvre réalisée dix ans plus tôt. Le propos d’Ôshima n’est pas ici d’explorer les arcanes du désir et du sexe mais de réaliser un film sur la frustration et la hantise.

Car le film d’Ôshima s’avère étonnamment chaste et distancié. Sans doute parce que c’est moins « les plaisirs de la chair » qui l’intéresse que l’image d’un amour impossible hantant Wakisaka. Chacune des femmes qu’il croise pourrait représenter un des visages de Shoko. La plupart du temps, ce visage vient d’ailleurs se substituer à celui de ses conquêtes. Le cinéaste joue à merveille la carte du contrepoint dans sa mise en scène. D’un côté, il persiste à filmer certains passages en plans-séquences, restant fidèle à une certaine « objectivité » cinématographique expérimentée dans le cadre de ses films précédents; de l’autre, il introduit de l’inconscient et du fantasme par un montage morcelé et des surimpressions qui épousent la vision subjective du personnage principal. Shoko est à la fois un fantôme et une image idéale de l’amour qui vient sans arrêt le hanter et personnifier d’une certaine manière sa frustration.

Pour Ôshima, l’enivrement des plaisirs de la chair jusqu’à l’extrême équivaut à un suicide. Le sexe pour le sexe est un acte d’autodestruction. Alors que l’amour de sa vie se marie avec un autre sans véritablement se rendre compte à quel point elle lui brise le cœur, Wakizaka décide de dépenser l’argent qu’on lui a confié en entretenant une femme, une prostitué qui ressemble à celle qu’il aime. Il veut se persuader lui-même qu’il possède celle qu’il ne possédera jamais. La vie ne lui ayant pas donné ce qu’il souhaitait, il cherche alors à récréer artificiellement un double. Ce qu’il désire, c’est un objet qui soit à lui, dont il puisse disposé à sa guise, et qui ne le contrarie aucunement.

Ôshima est un cinéaste de l’extrême : il ne peut concevoir des passions fades, simples, légères. Tout chez lui prend des proportions d‘une gravité forte. Les Plaisirs de la chair ne déroge pas à cette règle et l’on sent, dès le début, que l’on est au bord du gouffre, et qu’aucune nuance ne viendra tempérer l’immense tragédie à laquelle nous allons assister.

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Métaphoriquement, Ôshima commence par montrer un individu prisonnier des formes figées des structures sociales. Le film s’ouvre, comme Nuit et brouillard au Japon, par un mariage dont Shoko ne pourra s’évader malgré le désir de Wakisaka. De la même manière, à travers ce petit fonctionnaire maître chanteur, c’est l’Etat qui place sous son joug la liberté de notre héros. Néanmoins, la valise remplie de billets va jouer le rôle de la boîte de Pandore. A partir de ce postulat, Ôshima compose ce film comme une partition fulgurante dans laquelle l'argent est l'unique dénominateur des rapports humains, et dans laquelle on peut voir une allégorie du Japon de l'après-guerre. Il s’agit aussi de montrer l’émancipation d’un individu du carcan social. Sauf que cet affranchissement est ici purement économique quand Wakisaka « achète » ses conquêtes et qu’il n’aboutira qu’à plus de frustration. A la fin du film, Wakisaka réalise à quel point cet idéal était fallacieux. Ôshima en tire des conclusions plutôt amères sur l’illusion du « miracle économique » que connaissait alors le Japon. L’argent, omniprésent dans les rapports entre individus, n’a finalement rien apporté au jeune homme sinon plus de frustrations et de désillusions. En aucun cas, la croissance économique ne va de pair avec l’affranchissement des individus : c’est sur cette note douloureuse et pourtant lucide que s’achève les plaisirs de la chair.

Distribution

  • Katsuo Nakamura : Atsushi Wakizaka
  • Mariko Kaga]: Shoko
  • Yumiko Nogawa : Hitomi, la prostituée
  • Masako Yagi : Shizuko, la femme mariée
  • Toshiko Higuchi : Keiko l'infirmière
  • Hiroko Shimizu : Mari, la muette

Fiche technique

  • Titre : Les Plaisirs de la chair
  • Titre original : 悦楽 Etsuraku
  • Réalisation : Nagisa Oshima
  • Scénario : Nagisa Oshima d'après un roman de Futaro Yamada
  • Production : Masayuki Nakajima
  • Musique originale : Joji Yuasa
  • Photographie : Akira Takada
  • Montage : Keiichi Uraoka
  • Durée : 104 minutes
  • Date de sortie : 25 août 1965 (Japon)


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