Montparnasse 19

De Cinéann.

Montparnasse 19 (Les Amants de Montparnasse) film français de Jacques Becker, à production franco-italienne, sorti en 1958.

Amalyse critique

Après la première Guerre mondiale, en 1919, le quartier populaire de Montparnasse connaît une activité artistique intense. Amedeo Modigliani est un peintre insatisfait vivant dans la misère, un homme à femmes au comportement erratique, un artiste de talent dont peu de gens reconnaissent encore le génie. Son attitude autodestructrice n'arrange pas les choses. Noyant son mal-être dans l'alcool du matin jusqu'au soir, Modigliani s'enfonce toujours plus dans la déchéance. Ses proches, dont son meilleur ami et agent Léopold Zborowsky, demeurent impuissants à l'empêcher de sombrer même s'ils s'efforcent de faire connaître son œuvre. Sa compagne du moment, l'écrivain et journaliste Beatrice Hastings, profite de ses charmes autant qu'elle le couve. Un jour, Modigliani fait la connaissance de la jeune et belle Jeanne Hébuterne, une artiste débutante et fille de parents bourgeois. Le coup de foudre est immédiat et réciproque. Le grand amour, le vrai, entre dans la vie du peintre et l'horizon semble se dégager alors que le couple emménage ensemble. Mais Modigliani, alcoolique et tuberculeux, reste hanté par ses démons. Alors qu'un marchand d'art sans scrupules attend son heure pour mettre la main sur ses toiles, l'artiste, désespéré, marche vers une fin tragique.

Le film est, à sa sortie, à l'image de son modèle Modigliani, "maudit" pour le cinéaste. Les critiques de l'époque remarquent que le metteur en scène et son acteur principal ne font pas toujours ni simultanément le même film et que le style de Becker peine à s'épanouir sur la totalité du long métrage. Ce ressenti peut aisément s'expliquer par l'histoire singulière de la fabrication de Montparnasse 19, d'autant plus que Jacques Becker n'aurait jamais dû en être le maître d'œuvre.

La fin de vie poignante d'Amedeo Modigliani, entre ultime histoire d'amour sublime et déchéance morbide, était le dernier projet mené par Max Ophüls. Mais ce dernier, suite à de graves problèmes de santé, renonce et conseille à la production de se tourner vers Jacques Becker. Mais ce passage de relais ne fut pas du goût de tout le monde, et surtout pas du scénariste Henri Jeanson dont le style d'écriture se situait à mille lieues de celui de Jacques Becker.

Pourtant, lorsque on visionne ce dernier, qu'on est saisi par la fluidité de son récit et la ligne directrice maintenue par Becker, on ne peut s'empêcher d'être d'abord bouleversé par la représentation tragique du destin de Modigliani ; un élément d'appréciation qui suffirait déjà à estimer que le film remplit son office, qu'il est parfaitement réussi sur le strict plan des émotions.

A première vue, il apparaît difficile ici d'établir des rapprochements formels et thématiques évidents avec d'autres films du cinéaste. Comme si Jacques Becker, déjà pris par l'urgence lorsqu'il remaniait le script, devait composer ensuite avec tous les aléas qui se présentaient à lui tout en livrant un film coulant de source sur un plan narratif, quasiment dépouillé d'audaces visuelles et d'effets de montage signifiants, et rigoureusement parfait sur un plan technique. Mais l'analyse des personnages et de leurs relations démontre qu'il en est tout autrement, que Becker est bien présent, que son inspiration n'a pas été totalement étouffée par le contexte si particulier de la production. De plus, le film marque l'apparition d'un personnage inédit dans l'œuvre de Becker, symbolique à plus d'un titre, celui d'un peintre. Et en particulier un peintre en butte à une obsession maladive liée aux affres de la création et pris dans une spirale d'autodestruction. Ainsi un cinéaste, justement réputé pour être prioritairement intéressé par les personnages s'attèle à mettre en scène un peintre, qui plus est un immense portraitiste intéressé par la mise à nu du corps et de l'âme. Et comme tout réalisateur qui se frotte à la figure du peintre, les correspondances entre les deux arts ne peuvent que nourrir la représentation filmique.

Jacques Becker reçoit le projet Modigliani de mains extérieures, mais il en redéfinit les contours, il réécrit de nombreux dialogues en leur ôtant leur solennité poétique dont la lourdeur ne pouvait que l'indisposer. Le cinéaste s'empare du sujet et se font alors jour les correspondances entre son œuvre et "son" Modigliani. En étudiant la vie de Modigliani, Becker a certainement pu retrouver dans ce personnage des sentiments et des doutes qui sont les siens en tant qu'homme et cinéaste. Le tourments de la création affectaient déjà le couturier Philippe Clarence de Falbalas (1945). La recherche de l'absolu est le propre d'un grand artiste peintre tel que Modigliani, comme elle est celle du méticuleux Becker au sein de son art et dans sa représentation de l'amour sublimé à l'écran.

Jacques Becker modifie considérablement un personnage essentiel du film, à peine esquissé dans le scénario original de Jeanson et Ophuls : celui de Morel, marchant d'art sans scrupules interprété par Lino Ventura. Le "diable", c'est bien Morel, filmé quasiment comme un personnage maléfique qui attend son heure, la disparition de Modigliani, pour s'emparer de ses oeuvres. Il apparaît dès la première séquence et conclut le film en accompagnant le peintre jusqu'à la mort, puis en mettant la main sur ses tableaux devant Jeanne, ignorante du destin funeste de son amant, qui croit naïvement que Modigliani va enfin être soutenu et considéré.

Le cinéaste ne fait pas une hagiographie du peintre, ne s'appesantit jamais sur une quelconque analyse de son style, il braque son regard vers l'intime, vers le tourment intérieur d'un homme en perdition, constamment en proie aux doutes, car incapable de définir des priorités pour sa vie alors qu'il cherche compulsivement des réponses dans son travail d'artiste. Comme Jacques Becker l'avait déclaré, s'il avait pu gommer le nom de Modigliani de son film, il l'aurait fait. La volonté de mettre constamment les toiles à l'arrière-plan participe de la même idée : la vie et la carrière de Modigliani l'intéressent peu, seul compte l'homme dans sa transparence, pour qui il est aussi difficile d'accepter d'être aimé pour ce qu'on est que de mettre sur une toile ce qu'on veut exprimer de plus sincère et de profond en soi puis à le faire reconnaître.

L'autre thématique de Montparnasse 19 est celle de l'amour pur, sublime et beau que Modigliani va toucher du doigt le temps de quelques moments de bonheur et que, comme une flamme brûlante, il laissera échapper. Deux séquences sont caractéristiques de ce va-et-vient entre l'amour et l'art, entre l'établissement du sentiment amoureux et le travail du peintre. D'abord celle en forêt où Modigliani peint Jeanne : la caméra exécute un travelling latéral contemplatif sur le paysage puis accélère et finit sa course en tournant autour du visage de Gérard Philipe en plein travail, enfin le cinéaste coupe sur un large plan fixe d'Anouk Aimée posant presque allongée en s'appuyant sur un rocher. L'effet de cette courte scène est frappant, de par le lyrisme qu'elle installe et l'évidence manifeste qui surgit d'un tel échange entre l'homme et la femme, entre l'artiste et l'amour. L'autre séquence est celle qui montre Modigliani rentrer le soir dans la chambre, aviné et désespéré après le vernissage : dans la pénombre il passe lentement du lit où se tient Jeanne à son chevalet et se met à peindre en quête d'illumination, son visage est éclairé de façon presque excessive à la bougie.

Ainsi durant quelques instants, l'amour aura été pleinement vécu et Becker d'avoir tourné ses habituelles séquences romantiques dans les bois ou dans le cocon d'un lit après l'acte d'amour, fait résonner deux espace-temps constituant une sorte de parenthèse trompeuse au sein du drame qui est en train de se nouer. Mais ces pauses prennent toujours un sens dans la filmographie du cinéaste qui dépasse la simplicité apparente et de la quiétude des événements représentés, car pour Becker nos actions les plus élémentaires sont placées au même niveau que les entreprises les plus nobles et spectaculaires.

Dans l'interaction entre la fin de vie d'un peintre et la naissance d'un grand amour, il fait toucher au spectateur tant la beauté et la grandeur que l'extrême fragilité des entreprises humaines quand elles sont menées avec dévouement et passion. Mais il est seulement regrettable que l'entreprise de Jacques Becker soit parfois déstabilisée par l'interprétation de Gérard Philipe. Dans le système de jeu souhaité par Becker, dans lequel les dialogues sont réduits à leur plus simple expression, l'acteur déclame souvent son texte en grand tragédien torturé qu'il était. Ainsi parfois Gérard Philipe annihile un peu la mise en scène de Becker. Et Becker, probablement, a dû lui-même se sentir entravé dans sa liberté de réalisateur au point de ne pas faire preuve de davantage d'audace. Le reste de la distribution se révèle parfait : Lino Ventura, présent pour quelques rares mais importantes scènes, n'a jamais été aussi ignoble ; Lilli Palmer excelle dans un personnage double, une femme libertaire et égoïste d'apparence qui pourtant laisse transparaître des sentiments vrais pour Modi ; Gérard Séty, se charge de véhiculer la notion d'amitié sensible et noble chère à Becker ; enfin Anouk Aimée, 25 ans à l'époque, éblouit et émeut par son regard et son intensité dramatique toujours soigneusement maîtrisée et qui n'a d'égale que sa beauté sombre et radieuse à la fois.

Distribution

  • Gérard Philipe - Amedeo Modigliani, artiste peintre
  • Lilli Palmer - Béatrice Hastings
  • Léa Padovani - Rosalie
  • Gérard Séty - Léopold Sborowsky
  • Lino Ventura - Morel
  • Anouk Aimée - Jeanne Hébuterne
  • Lila Kedrov - Mme. Sborowsky
  • Arlette Poirier - Lulu
  • Madame Pâquerette - Mme. Salomon, la concierge
  • Marianne Oswald - Berthe Weill
  • Judith Magre - La fille devant le bar
  • Denise Vernac - Mme. Hébuterne
  • Robert Ripa - Marcel
  • Jean Lanier - M. Hébuterne

Fiche technique

  • Titre : Montparnasse 19, ressorti sous le titre Les Amants de Montparnasse
  • Réalisation : Jacques Becker
  • Scénario : d'après le roman de Michel Georges-Michel Les Montparnos
  • Adaptation et dialogues : Jacques Becker, Max Ophüls et Henri Jeanson
  • Assistants réalisateurs : Jean Becker, Serge Witta
  • Production : Franco-London-Films (Paris), Astra Cinematografica (Rome)
  • Chefs de production : Henry Deutschmeister, Sandro Pallavicini
  • Musique : Paul Misraki
  • Images : Christian Matras
  • Montage : Marguerite Renoir, assistée de Maryse Barbut
  • Durée : 103 minutes
  • Date de sortie 4 avril 1958


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