Serre moi fort

De Cinéann.

Serre moi fort , film français de Mathieu Amalric, sorti en 2021

Analyse critique

Dès le début du film, l’héroïne semble fuir, mais quoi?. Dans le jour naissant d’une campagne paisible, Clarisse abandonne sur la pointe des pieds son monde endormi, le mari, les deux enfants encore petits, la maison aux volets bleus et la liste des courses sur la table de la cuisine. Après un passage matinal chez une amie garagiste, elle met le cap sur la mer au volant d’une curiosité américaine, une AMC Pacer break de 1979 , tandis que le montage révèle en hors-champ : la famille qui s’éveille, se presse autour du petit déjeuner, craint d’arriver en retard à l’école.

Le spectateur peut échafauder des hypothèses sur les motifs possibles de la fugue, crise conjugale, burn-out maternel ou passion adultère. Des indices, néanmoins, brouillent ces pistes. Cette phrase murmurée par Clarisse à son amie, alors qu’elle quitte à peine les siens : « Tu sais, je les vois… » Mathieu Amalric laisse planer un doute dans le premier tiers du film, manière subtile de lever un coin du voile tout en continuant de le tisser.

À un moment, l’étrangeté s’éclaire : Clarisse invente. Son fils Paul qui la réclame, les progrès de sa fille Lucie au piano, son époux qui démonte rageusement les étagères de la salle de bains, les scènes du quotidien où ceux qui restent continuent d’exister loin de son regard, puisqu’elle est partie. Tout se passe dans sa tête.

Amalric a pris le parti avec son chef opérateur, Christophe Beaucarne, de filmer à l’identique le réel et l’imaginaire, le passé, le présent et un avenir qui n’aura pas lieu. Mathieu Amalric est resté fidèle aux intentions de Claudine Galea pour sa pièce : « Les séquences de "Je reviens de loin" se distribuent dans une structure non chronologique et selon des modes narratifs différents. Leur ordre de succession sur la page respecte l’idée d’une progression de l’histoire par une logique qui tient plus de l’inconscient et de l’imaginaire que de la raison cartésienne [...]. Les mondes du rêve et de la fiction ont tous les deux la faculté de se transporter au-delà des apparences et de jouer avec les lois de la vraisemblance pour explorer une réalité plus secrète ».

Le trajet emprunté par Clarisse, qui la balade de la mer à la neige en repassant au bercail, doit en fait la mener de l’hiver au printemps. Glacée par le deuil, elle attend le dégel en se fabriquant des souvenirs du futur, spectatrice de projections intérieures où ses enfants grandissent, font des crêpes, se disputent. Concrets, précis, ses scénarios rebondissent sur des photos quand elle joue à Memory avec des Polaroid , des objets, des lieux, des visages.

Christophe Beaucarne déclare:
L’évolution des saisons participe à la construction du film, le tournage a eu lieu sur trois périodes. La première fois que Camille retourne à la montagne, dans cet hôtel un peu étrange, c’est le plein hiver avec beaucoup de neige. Elles les cherche mais ne les trouve pas ; puis les sauveteurs retrouvent les corps à la fonte des neiges. C’est donc au printemps qu’elle y retourne.
Mathieu voulait aussi filmer la maison avec une végétation différente. Ces trois périodes de tournage ont permis au réalisateur de revoir le scénario. C’est vraiment un film qui s’est construit jusqu’au bout, certaines questions revenaient au montage : comment faire croire que l’imaginaire du personnage est sa réalité ? Comment donner envie au spectateur d’y croire pour qu’il s’identifie à elle, à ses pensées, à ses projections ?

Puzzle bouleversant, le film est tout autant une construction intellectuelle brillante qu’une pure exploration sensorielle, un objet hybride où il est important de s’abandonner à cette déconstruction formelle, précisément parce qu’elle dessine in fine un récit où ces fragments de vie s’imbriqueront parfaitement dans le schéma voulu par le cinéaste. Fascinant et poignant, le film ne s’amuse pas pour autant à mener sur des fausses pistes jusqu’à une révélation finale, mais passe insensiblement du fantasme à la réalité , l’essentiel se trouvant bien plus sur le chemin que sur un éventuel climax final. Mathieu Amalric confirme son talent mélodramatique et la délicatesse de son cinéma. Il offre un nouveau grand rôle à Vicky Krieps, après ses prestations dans Bergman Island, Old et Beckett.

Distribution

  • Vicky Krieps : Clarisse, la mère
  • Arieh Worthalter : Marc, le père

Fiche technique

  • Réalisation : Mathieu Amalric
  • Assistant réalisateur : Dylan Talleux
  • Scénario : Mathieu Amalric, d'après la pièce Je reviens de loin de Claudine Galea publiée en 2003
  • Photographie : Christophe Beaucarne
  • Montage : François Gédigier
  • Sociétés de production : Les Films du poisson, Gaumont Cinéma, Lupa Film et Arte France Cinéma2
  • Durée : 97 minutes
  • Dates de sortie : 14 juillet 2021 - Festival de Cannes 2021, section Cannes Première
    • 8 septembre 2021 - sortie nationale
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