Tiresia

De Cinéann.

Tiresia film français (et canadien) réalisé par Bertrand Bonello, sorti en 2003.

Analyse critique

Dans la mythologie grecque, Tirésias est à la fois homme et femme. Dans ce film, Tiresia est un transsexuel brésilien d'une grande beauté, vit clandestinement avec son frère dans la périphérie parisienne. Terranova, un esthète fasciné par Tiresia, la compare à la rose parfaite et la séquestre pour qu'elle soit sienne. Privée d'hormones féminines, Tiresia retrouve peu à peu ses attributs masculins, sa barbe pousse, la voix mue.

Dégoûté par sa nouvelle apparence, Terranova lui crève les yeux et l'abandonne, aveugle, dans une banlieue voisine. Anna, une jeune fille simplette, prend soin d'elle. Alors Tiresia devient oracle, il offre ses visions, bon ou mauvais augure, à qui vient le consulter. Bertrand Bonello expose, avec sa puissance esthétique, la mystérieuse relation du geôlier et de sa victime, le rituel répété de l'enfermement, les liens qu'on noue et dénoue, les phases de révolte puis de soumission. Cette première partie est marquée par une terrible tension claustrophobe.

La seconde moitié, qui démarre par un éclair de violence proche de l'insoutenable, les yeux de Tiresia crevés par son tortionnaire, est paradoxalement une libération. Les images et les choix musicaux sont d'une richesse admirable, d'une solennité étrangement féconde. L'ambition du cinéaste éclate, malgré l'apparente épure esthétique de l'ensemble, le rythme lent du film est parfois brusquement cassé par des élans de sentiments, à l'image de ces plans sur de la lave en fusion aux sons de la 7ème de Beethoven, ou de ces cris stridents et effrayés poussés par la prisonnière. La nature est filmée en maître, dans un amour d'un paysage rude, sans éclat, sans sentimentalité. Bonello ne fait aucune concession par rapport à son sujet, développant ses thèmes abstraits comme l’ambiguïté masculin/féminin, la foi, le destin dans une forme toujours homogène, du début à la fin.

Tirésias, le Mythe

L'histoire de Tirésias appartient à la mythologie grecque. Tirésias était fils d’Evérès, descendant d’Oudaïos, l'un des Spartoi, les « hommes semés » par Cadmos. Cadmos avait tué le dragon gardien de la source de Castalie qui avait décimé la plupart de ses hommes. Athéna lui demanda de semer les dents du dragon, desquelles naquirent aussitôt des hommes en armes. Sa mère était la nymphe Chariclô, la compagne favorite d'Athéna. Les deux amies aimaient se baigner dans une source du mont Hélicon. Un jour, le jeune Tirésias était à la chasse à proximité de cette source et il aperçut par mégarde Athéna nue en train de se baigner. La déesse lui mit la main sur les yeux et l’aveugla. À Chariclô, qui lui reprochait sa cruauté à l’égard de son fils, elle expliqua que tout mortel qui voyait un dieu contre sa volonté devait perdre la vue. Émue toutefois des lamentations de sa mère, Athéna purifia les oreilles du jeune homme, lui permit de comprendre le langage des oiseaux prophétiques et, ainsi, de deviner l'avenir. Elle lui donna un bâton de cornouiller qui lui permettait de se diriger aussi bien que s'il avait des yeux. Elle lui accorda aussi le privilège de vivre durant sept générations et de voir son don persister même après sa mort.

Il existe d'autres récits sur la manière dont Tirésias perdit la vue. Jeune homme, il se promenait sur le mont Cithéron en Béotie lorsqu'il découvrit deux serpents entrelacés. Il les frappa de son bâton et tua la femelle. Tirésias fut alors métamorphosé en femme. Elle appartenait depuis sept ans au sexe féminin lorsque, toujours au cours d'une promenade, elle découvrit à nouveau deux serpents accouplés. De nouveau, elle les attaqua, tuant cette fois le mâle et faisant fuir la femelle. Tirésias redevint aussitôt homme.

D'autres versions ont cours sur la manière dont il obtint son don de divination. Une querelle se serait élevée entre Zeus et Héra pour savoir qui, de l'homme ou de la femme, éprouvait le plus de plaisir en amour. Héra reprochait à Zeus ses nombreuses infidélités et lui cherchait à se justifier en rétorquant que le plaisir de la femme était le plus intense. Tirésias, choisi comme arbitre en raison de sa double expérience, témoigna que la femme éprouve neuf fois plus de plaisir que l'homme. Vexée qu’il donnât raison à Zeus comme de voir son secret trahi, Héra frappa Tirésias de cécité. Zeus lui accorda en compensation le don de prophétie.

Déclarations de Bertrand Bonello

On ne sait pas réellement d’où vient un film, en tout cas, l’idée d’un film. Cependant il m’a paru tout à fait naturel de traiter de cette histoire, dont les enjeux sont le corps et le destin, c’est-à-dire la traduction la plus simple et directe de la représentation de l’humain et de sa tragédie. De ce fait, l’essence d’une narration cinématographique. La mythologie nous offre des histoires que nous pouvons tordre et sans cesse réinventer pour qu'elles s'accordent à nos désirs. Mon désir ici était d’offrir un voyage mental, le plus plein de cinéma possible, et traversé par les questionnements humains de quatre âmes différentes. Dans chacune, un peu de nous.

Un des grands paris du film, peut-être le plus grand, c’est celui du contemporain. Et dans ce passage du Tiresias grec à ma Tiresia brésilienne, le plus difficile a certainement été d’avoir une histoire qui prend naissance dans un monde polythéiste, et de lui donner vie dans un monde monothéiste. Parce que le sujet, c’est aussi la foi, au sens premier, encore athée, c’est-à-dire l’engagement. J’ai travaillé avec des idées, des personnages, des paysages, des objets qui ne sont pas parfaits, mais qui sont la recherche d’un idéal, d’une perfection ; qui sont réels, mais à qui l’on va faire subir une autre réalité.

Le film est un relais avec trois coureurs, dont le bâton brûlant est Tiresia. Terranova, Anna, puis le père François forment un trajet que parcourt Tiresia et qui l'amène à la mort, mais également à l'aboutissement de son destin, car Tiresia est bien un instrument du destin, uniquement vu par les yeux de ces trois personnages. C’est évidemment une des grandes questions du film. Sinon la plus grande. Qui est Tiresia ? Et surtout, comment la représenter ? Que montrer ? À chaque fois que je me sentais perdu dans le film (un choix, un questionnement), je me réfugiais dans la mythologie. Ce fut la même chose pour l’incarnation du rôle de Tiresia. Le mythe nous dit : il fut homme, puis femme, puis homme. Je pris donc une femme, puis un homme.

Le transsexuel est la traduction contemporaine de ce trajet. C’est-à-dire, selon la philosophie transgenre, une femme dans un corps d’homme. Pour moi, prendre deux acteurs, c’est essayer de trouver une traduction cinématographique à ce trajet. C’est-à-dire retrouver une certaine réalité, une certaine vérité à travers quelque chose de fabriqué. Un aller-retour se fait entre les deux acteurs qui jouent Tiresia. C’est aussi un aller-retour entre le vrai et le faux, qui doit nous amener à un monde clos de cinéma. Le film au complet est traversé de ces aller-retours. Le film fonctionne sur le vrai et le faux, sur la copie et l’original.

Tiresia est un personnage innocent. Au sens premier du terme. Elle n’a pas besoin de surenchère de séduction, de féminité ou de gestes sexuels. Ses enjeux sont ailleurs. Arrogance retenue. Il y a quelque chose d’impénétrable. Jamais d’hystérie. Toujours une vague tristesse liée au désespoir passé. Et puis, à un moment du récit, Tiresia n'est plus la femme qu'elle a failli être, ni l'homme qu'elle a un jour été. Tiresia peut alors être considéré(e) d'un point de vue masculin et féminin.Tiresia est maintenant un objet, un outil. Il ne décide de rien. Autant elle était arrogante en début de film, autant il subit ensuite. Il fallait encore un beau visage. Transformé et abîmé, mais rendu beau par l’humilité. Il ne comprend pas. Mais au bout d’un moment, il accepte. Il éprouve même de la joie parfois. De la douleur aussi. Il n’éprouve que des états. Évidemment, il gagne en puissance, mais c’est une puissance autre, inconnue. C’est un don. Il faut donc donner. Son corps n’a plus d’importance. Et c’est une force. Parce que finalement, la chose dont nous sommes le plus prisonnier, c’est de notre corps.

C’est aussi ce que montrent les personnages de Terranova et du père François. Je n’avais pas pensé les faire jouer par le même acteur. Seulement travailler sur des ressemblances, des gestes communs, des similitudes, puisque dès le début, ces deux « guides » me paraissaient liés. Quant à Tiresia, il est interprété par deux personnes différentes, on retrouve quelque chose de logique (quatre personnages, quatres acteurs) et de mythologique (l’esprit reste, les corps passent) qui est cohérent, voire nécessaire au film : un film en deux parties (les deux corps) et trois mouvements (les trois témoins).

Distribution

  • Laurent Lucas : Terranova/Père François
  • Clara Choveaux : Tiresia I
  • Thiago Telès : Tiresia II
  • Célia Catalifo : Anna
  • Lou Castel : Charles
  • Alex Descas : Marignac
  • Fred Ulysse : Roberto
  • Stella : Kim
  • Marcelo Novais Teles : Eduardo
  • Olivier Torres : Mathieu
  • Isabelle Ungaro : Louise
  • Abel Nataf :

Fiche technique

  • Titre : Tiresia
  • Réalisation : Bertrand Bonello
  • Scénario : Bertrand Bonello et Luca Fazzi
  • Production : Simon Arnal, Luc Déry, Claude Girard et Carole Scotta
  • Musique : Albin De La Simone et Laurie Markovitch
  • Photographie : Josée Deshaies
  • Montage : Fabrice Rouaud
  • Durée : 115 mn
  • Date de sortie : 15 octobre 2003
  • Bande annonce vidéo sur Youtube


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