Une femme douce

De Cinéann.

Une femme douce , coproduction française, ukrainienne, russe.. de Sergei Loznitsa, sorti en 2017

Analyse critique

Une femme vit seule en périphérie d'un village en Russie. L’ambiance est d’emblée soviétique. Champs de blé, chanson populaire lyrique en fond sonore, baraque en bois isolée, bus hors d’âge, héroïne fatiguée qui en descend. L’intrigue se noue à la poste, où elle vient chercher un retour à l’expéditeur, refusé sans explication, colis envoyé à son mari en prison, incarcéré pour un crime dont il n'est peut-être pas l'auteur. Le début de l’enfer commence ici. Dans ce retour inexpliqué, dans l’obligation où elle est de le payer, dans la méchanceté de la grosse blonde peinturlurée qui, de l’autre côté du guichet, lui signifie son mépris.

La « femme douce » demande à une collègue de la remplacer à la station-service fantomatique de leur village et s'en va en quête d'explications qu'elle sait d'avance n'obtenir jamais. Dans le train, ses compagnons de route, Russes éternels, insupportables, ont déjà sorti les cornichons et la vodka, sans laquelle leur vie ne serait qu'une longue attente de la mort. Un ex-militaire entonne une chanson patriotique sur l'invincibilité des tanks de Staline. Une vieille dame pleure la mort de son fils. Les yeux déjà brillants d'alcool, un jeune gars se demande pourquoi la Russie s'est donné la mission de sauver le monde, alors que le monde entier déteste la Russie.

Arrivée à destination, la « femme douce », plus silencieuse que douce, d'ailleurs, va de guichet en guichet, rencontre des fonctionnaires, des flics, des macs, des mafieux, des représentants dépassés des droits de l'homme. Elle aboutit, aussi, un temps, dans une maison d'hôtes où des désespérés s'amusent et s'enivrent en jouant au strip-poker. On est tout proche de Dostoïevski, du petit monde grouillant et souffrant qu'il décrivait, des bassesses exhibées et des dignités perdues s'y mêlaient sans cesse.

Tous ces personnages, Sergueï Loznitsa les a rencontrés pour les documentaires qu'il a tournés depuis presque vingt ans. Et il les a transformés en silhouettes de fiction. Une femme douce est son troisième long-métrage. A 52 ans, cet Ukrainien, qui l’a connu au temps de sa splendeur , s’est fait l’explorateur d’un système soviétique tombant en charpie, et aussi du regain de tous ses vices dans le monde postsoviétique. Comme pour mieux le souligner, aucun des personnages, même l'héroïne, n'a de nom.

Victime de la stupidité des puissants et de la cupidité hargneuse des médiocres, l’héroïne subit de bout en bout un sort qui fait d’elle l’emblème de l’immémoriale humiliation du peuple russe, du sacrifice qu’on ne sait quelle force obscure du destin lui assigne depuis la nuit des temps. Jusqu’à ce qu’une fin onirique, baroque, farcesque et tragique à la fois, située dans une datcha, convie tous les personnages du film, rassemblés autour d’un banquet, à faire l’apologie du système. Dans un décor grotesque, la « femme douce » écoute, comme au spectacle, tous ceux qu'elle a croisés sur sa route l'assurer de leur générosité. De leur fraternité. Mais elle entend, aussi, sous les discours filandreux, ceux de tous les démiurges, les populistes, les dictateurs, des propos nettement plus inquiétants. « C'est par amour pour vous que nous devons tout savoir de vous », dit l'un de ces rigolos sinistres. Et un autre prétend vouloir fêter le jour où le peuple se réconciliera avec l'idée de prison.

Cette vision brutale et sans espoir, seule la beauté de sa mise en scène la rend tolérable. Les innombrables plans-séquences sont d'autant plus inquiétants que le danger menace et que l'absurdité rôde, avec des dialogues pittoresques et colorés. Pour Sergei Loznitsa, l’incapacité de la Russie à analyser et assumer la nature criminelle de son passé soviétique diffuse un poison mortel. Il avançait cette thèse avec beaucoup de finesse et de conviction dès son premier film de fiction, Mon bonheur (My Joy, 2010).

« La femme douce du titre. Elle est moins douce que silencieuse. Elle n’est qu’un regard. Celui du réalisateur qui, à travers elle, contemple la Russie. Soudain, l’onirisme surgit. Le temps d’une séquence à la Fellini où devant la “femme douce”, des notables clownesques, sous prétexte de révéler leur humanité, dévoilent leur hypocrisie et leur cynisme. Une femme douce est un grand film politique et romanesque. Il est à la fois doux et extravagant. Sergei Loznitsa s’y affirme définitivement comme un grand cinéaste. » Pierre Murat, Télérama, mai 2017

Distribution

  • Vasilina Makovtseva  : Une femme douce
  • Marina Kleshcheva: La compatissante
  • Lia Akhedzhakova  : Militante des droits de l’Homme
  • Valeriu Andriuta  : Visage bleu
  • Boris Kamorzin : Homme au bras dans le plâtre

Fiche technique

  • Titre original : Кроткая
  • Titre anglais : A Gentle Creature
  • Scénario et réalisation : Sergei Loznitsa
  • Photographie : Oleg Mutu
  • Montage : Danielius Kokanauskis
  • Pays d'origine : France, Ukraine, Pays-Bas, Allemagne, Russie, Lituanie
  • Durée : 160 minutes
  • Dates de sortie : 25 mai 2017 (Festival de Cannes 2017)
    • France : 16 août 2017
femmedouce.jpg
Outils personnels

Le cinéma de Nezumi; les artistes contemporains / Randonnées dans les Pyrénées

Les merveilles du Japon; mystérieux Viêt Nam; les temples et des montagnes du Népal ; l'Afrique