Winter Sleep

De Cinéann.

Winter Sleep (Kış Uykusu) film turc (aussi allemand et français), de Nuri Bilge Ceylan, sorti en 2014.

Analyse critique

Aydin est un ex-comédien de théâtre autrefois célèbre mais oublié, qui a ouvert, depuis longtemps, un petit hôtel, pour touristes, fans d'exotisme, l'Othello, dans une petite ville, coincée dans les paysages superbes, presque effrayants, de Cappadoce, au centre de l'Anatolie. Il est marié à une femme bien plus jeune que lui, a recueilli sa sœur, mal en point depuis son récent divorce et traite fort mal, sans même s'en rendre compte, ses domestiques et ses locataires.

Tout commence par une pierre que jette un petit garçon sur la voiture d'Aydin. Alors qu'il se rend au village pour approvisionner l'hôtel, la vitre de la voiture est brisée par une pierre qu'a lancée le fils de l'un de ses locataires menacé d'expulsion. Il se trouve que l'oncle de l'enfant est l'imam de la ville, qui fera tout pour obtenir le pardon du seigneur des lieux, allant jusqu'à exiger de son neveu, un enfant d'une dizaine d'années dont le regard plein de haine en dit long sur le talent de directeur d'acteurs de Ceylan, qu'il s'humilie publiquement. Lorsqu'il veut le forcer à baiser la main de son ennemi pour obtenir son pardon, il s'évanouit de rage et de honte. Cet enfant a plus de courage que tout l'entourage d'Aydin qui, depuis longtemps, n'a fait que se prosterner devant lui, qu'encourager, par son silence, ses fausses certitudes et ses pauvres valeurs morales.

C'est sa sœur qui ouvre le feu, un soir : allongée sur un divan, alors qu'il tape sur son ordinateur un de ces articles pour un obscur journal local et dont il est si fier, elle énonce avec une ironie suave la suffisance d'Aydin, son amateurisme, son manque de talent et son aveuglement sur lui-même. Elle a longtemps cru en lui, désormais, la voilà moqueuse devant les fausses valeurs morales qu'il prône, avec bonne conscience, dans les articles pontifiants qu'il écrit dans la feuille de chou locale. Elle s'amuse : « Tu continues de creuser là où d'autres ont déjà tout trouvé... ». Sa jeune femme prend le relais : s'est-il jamais rendu compte à quel point il a pu l'humilier, l'abaisser, la détruire, presque, à force de maladresse, d'orgueil et de cynisme ? Ces deux grands affrontements, une vingtaine de minutes chacun, du héros avec sa sœur, puis sa jeune femme, sont filmé par Nuri Bilge Ceylan filme le plus simplement du monde, de simples champs-contrechamps dans une pénombre où seuls les visages deviennent des taches de lumière.

Ceylan raconte un conte subtil et noir sur le pouvoir et la cupidité. Le film entraine inexorablement le spectateur sur la longue pente d’une destruction méthodique des idéaux familiaux et moraux. Filmer la violence est souvent d’une grande difficulté, et prend différentes formes selon le réalisateur. Ici, Ceylan s’attaque à une violence théorique et non visuelle qui s’oppose à la beauté statique de la mise en scène, exprimée tout au long de l’œuvre à travers une interprétation puissante et délicate. « Je m'intéresse à tout ce qui se dérobe, dit-il, au monde intérieur des individus, à leur âme, à la manière dont ils se lient ou s'opposent. Les questions que se pose le grand mélancolique que je suis sont celles qui nous travaillent de toute éternité. »

La Turquie que décrivent les Ceylan ressemble furieusement à la Russie tsariste, au delà des influences de Tchekhov ou de Dostoïevski. C'est que cet ordre en apparence civilisé, qui donne aux mâles de l'espèce humaine, à condition qu'ils soient fortunés, l'illusion de pouvoir faire régner l'ordre et la justice, est un bouillon de culture idéal pour faire jaillir les passions, les sentiments et ressentiments de ces maîtres et de leurs féaux, épouses, subalternes. Ce sont eux qui intéressent Ceylan. Il se sert de son talent d'observateur de la vie en société pour mieux cerner ce qu'il y a de plus intime dans l'être humain. L'action que mène Nihal, l'épouse, en faveur des écoles primaires de la région donne sûrement une idée de la situation dans les campagnes turques.

La plus grande faute d'Aydin est d'avoir considéré ses partenaires de vie comme les figurants d'une pièce écrite à sa gloire. De les avoir méprisés s'ils tenaient mal leur rôle. Et de s'être replié en lui-même à la suite de cette déception. Toute sa vie, il s'est tenu résolument à l'écart des autres. Non par lâcheté, mais par dédain : pourquoi se mêler à des vies indignes de lui ? C'est sa suffisance que dénonce son épouse lorsqu'elle lui reproche de l'avoir, peu à peu, réduite à l'insignifiance. Et sa soeur, quand elle remarque le mépris tapi dans ses écrits. « Tu faisais notre admiration, lui dit-elle. Nous pensions tant que tu ferais de grandes choses... »

Progressivement chaque personnage plonge dans un cynisme noir, chacun se targuant des meilleures intentions là où chaque geste cache un besoin maladif de contrôle, transformant la charité en manœuvre d’achat. Chacun des personnages amène avec lui une désillusion, un ressentiment envers la vie qui se tourne en complexe de supériorité.

Le scénario qu'ont écrit le cinéaste et Ebru Ceylan, son épouse, est inspiré par trois nouvelles de Tchekhov, Trois Sœurs, La Femme et Les Braves Gens, mais aussi Dostoïevski, quand le père du gamin aux yeux sombres dans la scène des billets de banque dans le feu fait le geste d'orgueil qui lui permet de retrouver une dignité et une pureté perdues comme Nastassia Philippovna dans l'Idiot.

Situé dans une Anatolie belle et sauvage, mais noyée sous la pluie, puis la neige, Winter’s Sleep est d’une profondeur et d’une délicatesse rarement atteintes conjointement, sur un plan aussi bien philosophique que politique. Il s’agit là d’une Palme d’or audacieuse et puissante, dont les trois heures quinze passent très vite, sans aucun moment de répit.

Distribution

  • Haluk Bilginer : Aydın
  • Demet Akbağ : Necla
  • Melisa Sözen : Nihal
  • Ayberk Pekcan : Hidayet
  • Tamer Levent : Suavi
  • Nejat İşler : İsmail
  • Serhat Kılıç : Hamdi

Fiche technique

  • Titre original : Kış Uykusu
  • Titre international : Winter Sleep
  • Titre au Québec : Sommeil d'hiver
  • Réalisation : Nuri Bilge Ceylan
  • Scénario : Nuri Bilge Ceylan et Ebru Ceylan
  • Photographie : Gökhan Tiryaki
  • Montage : Nuri Bilge Ceylan
  • Production : Zeynep Özbatur Atakan
  • Sociétés de production : NBC Film, Memento Films, Arte France Cinéma, Bredok Film Production
  • Pays d'origine : Turquie, Allemagne, France
  • Durée : 196 minutes
  • Dates de sortie : 16 mai 2014 (Festival de Cannes 2014) ; 6 août 2014 (sortie nationale)

Distinctions

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