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Algérie, histoires à ne pas dire film franco-algérien de Jean-Pierre Lledo , sorti en 2007 (2008 en France)

Analyse

En retournant vers leurs origines, d'est en ouest, de Skikda à Oran, du début à la fin de la guerre d'indépendance, ils reconstituent un portrait inédit de l'Absent. Méfiance, peur et malheur, les relations intercommunautaires n'ont-elles pas été aussi attraction, respect, reconnaissance et souvenirs heureux ? Malgré les discriminations et les dégâts du colonialisme, un nouveau corps fait d'emprunts mutuels n'avait-il pas commencé à se constituer, à l'insu même de ses différentes composantes ? La douleur fantôme de l'amputation, chez ceux qui étaient partis comme chez ceux qui étaient restés, n'en révélait-elle pas la réalité ? Une Algérie multiethnique, libre et fraternelle n'était-elle pas possible ? Entre haines et fraternités, avec nos personnages nous refaisons le cheminement universel de la tragédie, lorsqu'aux protagonistes, le dénouement semble s'imposer.

En compagnie d'Algériens épris de vérité, à la fois témoins et enquêteurs, Jean-Pierre Lledo réveille en quatre chapitres le souvenir d'une fraternité ensevelie sous la haine. Ainsi, Katiba, animatrice d'une émission de radio, raconte le Bab el-Oued de son enfance, où pieds-noirs et « musulmans » marchaient sur le même trottoir. L'agronome Aziz, dont la famille a été en partie massacrée par l'armée française, évoque avec émotion le colon qui l'a sauvé. Mieux encore que leurs souvenirs, leur langue témoigne d'une mixité aujourd'hui disparue : étonnant babélisme qui brasse des sonorités françaises, espagnoles, arabes.

Sans jamais occulter le contexte de l'occupation, Jean-Pierre Lledo ose briser les tabous. Devant sa caméra, une ex-combattante justifie les attentats contre les civils au nom de la libération nationale. Un ancien fellaga raconte en détail la tuerie aveugle des colons de Philippeville, le 20 août 1955. Un Oranais soupire au souvenir du massacre des Espagnols, le 5 juillet 1962 : « C'était eux ou nous. »

Parfois, les tabous résistent. L'annulation par le ministère de la Culture algérien d'avant-premières prévues en juin 2007 (pour « apologie du colonialisme ») a ainsi poussé l'un des quatre témoins du film à s'autocensurer. Pour que ce dernier n'apparaisse plus à l'écran, Lledo a dû tronquer la troisième partie de son film, qui revient sur le meurtre d'un chanteur juif à Constantine, en 1961.

Jean-Pierre Lledo déclare:

Ce film se situe vraiment dans le prolongement des précédents. Je poursuis mes interrogations sur l’identité algérienne dans le cadre de l’échec d’une Algérie qui n’a pas su rester multiculturelle ou multiethnique après avoir conquis son indépendance. Des populations entières sont parties, mais la mémoire de la cohabitation de la période coloniale demeure chez ceux qui l’ont vécue. J’en ai pris conscience à l’occasion d’une projection de l’un de mes films en France en 1996. Je m’étais présenté comme un cinéaste algérien en exil. Une spectatrice s’est alors levée et a déclaré avec beaucoup d’émotion : « Je suis en exil depuis 1962. »

J’ai réalisé qu’il s’agissait d’un déchirement, d’une amputation et que ce sentiment existait probablement chez les Arabo-Musulmans en Algérie. Je le pressentais mais restais à le vérifier. Je me suis donc immergé dans mon pays. Je demandais aux gens ce qui restait de cette mémoire chaque fois que je présentais mon film, Un rêve algérien, construit autour du combat anticolonial mené par Henri Alleg, militant communiste. Je me demandais si juifs et pieds-noirs avaient disparu de cette mémoire, qui est très culpabilisée comme tout ce qui relève de la période de la colonisation et demeure très conflictuel, recouvert d’une occultation officielle.

Il est frappant de constater que les enfants en Algérie ne savent rien de la vie que menaient leurs pères et grands-pères à l’époque coloniale. Ils entendent parler des tortures et répressions de la puissance coloniale, mais dans le cadre d’une image globalisante. Les historiens algériens ont très peu abordé cette période de manière critique, à l’exception de Mohammed Harbi, mais il vit en France. Ils sont sous surveillance. Pour trouver un peu de vérité, c’est le vécu des gens qu’il faut tenter de faire ressurgir. J’ai pour parti pris d’éviter le discours. J’essaie donc de trouver des « gens du commun », si l’on peut dire, pour trouver une certaine vérité. Mes films pourraient peut-être servir de matériau aux historiens, mais je ne revendique aucune approche scientifique.

Dans Un rêve algérien, je montrais où j’avais vécu enfant, dans une modeste habitation d’Oran. Dans le film actuel, au cours de la séquence tournée avec Louisa Ighilahriz, grande figure de la guerre d’indépendance, j’interviens pour expliquer d’où je parle et cela donne une indication pour l’ensemble du film. Ma grand-mère était une pauvre femme venue d’Espagne. En quoi sommes-nous responsables de la colonisation telle qu’elle s’est faite ? Mon père, communiste, était opposé au colonialisme. Pour convaincre les autres « européens » de sa position, je me souviens qu’il leur parlait d’une Algérie indépendante « dans laquelle chacun aura sa place ». Syndicaliste, il prenait les coups de matraque du pouvoir colonial tous les 1er mai. Lorsque je jouais au foot, petit, dans notre quartier à dominante arabo-musulmane, tout le monde me connaissait. Mais, si j’allais un peu loin, je devenais le « gaouri », le non-musulman, l’autre.

J’ai donc très tôt senti que j’étais stigmatisé sur des critères ethnico-religieux. Ce sentiment s’est vérifié, mais je n’ai jamais pu en parler. Aujourd’hui encore, les écoliers algériens ignorent que les communistes étaient contre la colonisation. Ils ne sont pas répertoriés dans le mouvement de la révolution. Avec Un rêve algérien, j’apportais la démonstration que des juifs, des musulmans, chrétiens, européens, etc., avaient réussi à travailler ensemble au sein du Parti communiste algérien, notamment avec le journal anticolonial Alger républicain. La composition multiethnique de l’équipe du journal constituait le fondement même de l’anticolonialisme.

À peine l’Indépendance prononcée, la première Assemblée met au point un code de la nationalité : « Algérien de confession musulmane ». Toute autre personne doit entamer des démarches pour obtenir la nationalité algérienne sans garantie de succès. La pensée politique de ce nationalisme fondé dans les années trente a guidé le FLN durant toute la guerre d’indépendance. La société algérienne aurait été arabo-musulmane avant la colonisation et devait donc le redevenir. Si l’on applique cela à la France, cela revient à une identité chrétienne, mensongère comme tous les mythes identitaires. Il s’agit d’une idéologie de la « pureté » qui ne tient pas compte des modifications de l’histoire. La colonisation est une intervention violente et c’est l’État français qui va créer cette réalité coloniale.

Reste que la société algérienne s’est modifiée durant la colonisation. On peut faire avec cette réalité ou se référer à cette « pureté » mythique. Je reproche au nationalisme de n’avoir pas eu le double objectif de mettre fin à un système colonial discriminatoire tout en construisant un projet d’État tenant compte des langues, des religions et des minorités.

Un État qui n’est pas démocratique et pratique un terrorisme idéologique sur l’histoire et vous stigmatise au rang des tenants du colonialisme si vous contredisez l’histoire officielle. Je dis ce que je pense comme réalisateur et comme citoyen. Je fais la différence dans ma façon de me comporter dans un film. Là, je me place dans une attitude de respect total de la réalité, de sa diversité, de sa complexité. Les simples gens sont prêts à parler de ce qu’ils ont vécu. Ce sont les pouvoirs autoritaires post-coloniaux qui ont établi cette histoire officielle qui leur permet de gouverner au présent.

Je ne refais pas l’histoire. Je ne dis pas que la transition démocratique aurait pu se faire d’emblée. Il y a donc une légitimité à avoir participé à la révolution. Cette légitimité est tissée de vérités mais également de silences et de non-dits. Et la carapace s’épaissit. Je ne vois que le chemin de l’humanisme qui prône qu’un être humain vaut un autre être humain pour y parvenir de manière pacifique en dépassant les idéologies meurtrières, dont je rappelle qu’elles sont à l’oeuvre en Algérie. J’ai pu y tourner mon film entre 2005 et 2006, mais cela n’aurait pas été possible à peine quelques années plus tôt.

Le film est censuré mais je l’ai montré à des groupes de gens en organisant des projections privées. La censure demeure mais le contexte change. J’ai été chassé par les islamistes en 1993 et je ne me suis remis de cet arrachement qu’il y a à peine quatre ou cinq ans. Chacun de mes films a constitué un pas pour sortir de l’interdit en entrant dans le temple sacré pour en interroger les gardiens. J’ai pu sortir de l’inexprimable. Mes films sont des engagements humains, forcément douloureux. J’ai cette utopie de cinéaste de croire que ce qui est thérapeutique pour moi peut l’être pour d’autres.

Distribution

  • Aziz Mouats : Habitant de Skikda
  • Katiba Hocine : Habitante d'Alger
  • Hamid Bouhrour : Habitant de Constantine
  • Kheïreddine Lardjam : Habitant d'Oran

Fiche technique

  • Titre : Algérie, histoires à ne pas dire
  • Titre provisoire : Ne restent dans l’oued que ses galets
  • Réalisation : Jean-Pierre Lledo
  • Scénario : Jean-Pierre Lledo
  • Production/Distribution : Colifilms Diffusion (France)
  • Durée : 155 minutes (2h 35mn)
  • Dates de sortie : 10 septembre 2007 (Toronto Film Festival) ; 27 février 2008 (France)

Voir aussi: films sur la guerre d'Algérie

Reproduction possible des textes sans altération, ni usage commercial avec mention de l'origine. .88x31.png Credit auteur : Ann.Ledoux