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Paterson , film américain de Jim Jarmusch, sorti en 2016

Analyse critique

Paterson est d'abord le nom d'une ville du New Jersey, à une trentaine de kilomètres à l'ouest de New York, mais surtout le patronyme du personnage principal, qui y est né et exerce la fonction, monotone, mais très utile à la communauté, de chauffeur de bus urbain. Enfin, Paterson est le titre du plus célèbre recueil du poète américain William Carlos Williams (1883-1963), grand œuvre publié sur plusieurs années au lendemain de la guerre, hymne à la ville où, lui aussi, il naquit et vécut. Dans le film, Paterson (le personnage) adore Paterson (le livre). Car le conducteur de bus écrit aussi des poèmes, sur un carnet qui ne le quitte pas, des textes courts, en fait de la prose poétique, d'autant plus poétique qu'elle est prosaïque, concrète, étonnamment simple. Parmi les sujets de ses poèmes, l'amour qu'il porte à Laura, sa compagne, qui l'aime autant en retour.

La première scène donne le ton au film. Lundi matin, Paterson se réveille aux côtés de sa femme, Laura, avant de partir au travail. Sur le chemin du dépôt, le texte de sa pensée poétique s’inscrit en lettres blanches à l’image : quelques mots au sujet d’un banal paquet d’allumettes, rien que de très anodin. Au volant du bus, Paterson parcourt la ville, dont les reflets extérieurs glissent à la surface de son immense pare-brise, comme autant d’images en circulation. A l’intérieur, il attrape des bribes des conversations des différents passagers. Il voit, il entend, et tout s’amalgame bientôt en une grande surimpression. Soudain, le texte réapparaît à l’écran, et la poésie coule de source : le paquet d’allumettes conduit en lignes brisées à la cigarette de sa bien-aimée. De cet objet banal sort un déchirant poème d’amour. Ce que filme ici admirablement Jarmusch, c’est non seulement le « travail » afférent à la poésie, mais plus largement la façon dont le monde alentour se dépose en nous, et se met à résonner au prix d’une longue et lente imprégnation, qui serait, en retour, le véritable ferment poétique de l’existence.

Tous les matins, Paterson se réveille à la même heure ultra-matinale, précédant sans peine son réveil; tout le jour, pendant qu'il transporte les « patersoniens », écoutant, derrière son volant, telle ou telle conversation qui le fait sourire et peut-être l'inspirera, Laura redécore leur maison, avec un goût si obsessionnel pour le noir et blanc qu'on la croirait sortie d'un film de Tim Burton. Ou bien, nouvelle lubie, elle s'invente un avenir très hypothétique de chanteuse country grâce à la guitare qu'elle s'est acheté par correspondance. Ils n'ont pas d'enfant, mais il y a Marvin, le bouledogue qui geint ou grogne, et que chaque soir, pendant la promenade d'après souper, Paterson attache, comme un cow-boy attacherait son cheval, devant le bar où il a ses habitudes.

Au hasard de ses trajets, viennent s’immiscer de légères saynètes de voisinage, fruit des rencontres ou des fréquentations du héros, par lesquelles Jarmusch creuse une forme esquissée et minimale de narration. Scènes de ménage, barman jouant aux échecs contre lui-même, rappeur s’exerçant dans une laverie se succèdent en autant de haïkus cocasses qui s’évaporent avant de globalement faire récit. La clé de tout cela, c’est la « rime interne », comme le confie Paterson à une petite fille croisée dans la rue, ces bégaiements infimes de la réalité qui finissent, en s’assemblant, par résonner d’une harmonie secrète, dissimulée dans le désordre des choses. Et comme dans la poésie de William Carlos Williams, la rime interne épouse le concret, l’immédiateté des impressions, en s’opposant à une versification qui les déforme.

Ce couple n'a ni grandes peines ni grandes joies, à part celle d'aller voir au cinéma L'Ile du docteur Moreau (1932), avec Charles Laughton : « C'est si beau le noir et blanc, on croirait vivre au XXe siècle », s'exclame alors Laura. Pas de péripéties spectaculaires, rien que la vie qui passe. Jim Jarmusch rend cet humble quotidien infiniment plus séduisant que d'autres vies que la leur, qui seraient trépidantes et mouvementées. Sans jamais se départir d'une agréable cocasserie, le film exalte l'harmonie domestique, la sécurité rassurante des rituels. Il fait la somme des micro-bonheurs qu'apportent, érigés en habitudes, l'amour, l'amitié, le travail, la vie en communauté.

Jarmusch procède comme toujours par addition de détails et de rituels, sans rien bousculer, sans rouler les mécaniques, sans créer d’événement scénaristique spectaculaire. Il filme nonchalamment les façades de briques en se souvenant d’Akerman, les conversations plus ou moins anodines entendues dans son bus en se souvenant des poètes, les propos et saynettes de bistrot en se souvenant des bluesmen et autres icônes oubliées de la pop culture américaine. Et toujours avec cette bienveillance, cet humour qui ne déclenche pas le fou rire mais le sourire.

Les vers libres repris dans le film sont pour la plupart de Ron Padgett, poète américain de l'École de New York. Le poème This Is Just To Say de William Carlos Williams, poète qu'admire et que lit Paterson, est aussi utilisé dans le film.

Dans cet opus, Jarmusch filme la chose la plus difficile : la vie heureuse, le bonheur, un quotidien zen totalement dénué de conflit et de drame. Ce manque d’ambition apparent des personnages, Paterson veut juste écrire ses poèmes et vivre durablement son couple, elle veut juste ouvrir une pâtisserie, est peut-être le summum de l’ambition. Tout roule jusqu’au jour où tout se dérègle. Mais même quand le héros perd son précieux carnet, le drame est léger, à la mesure de toutes choses chez Jarmusch. En définitive, Jarmusch a composé un poème, un film-haïku, d'une simplicité et d'une puissance remarquables. Ce côté zen est souligné par la présence, en fin de film, du japonais Masatoshi Nagase, touriste poète.

Distribution

  • Adam Driver : Paterson
  • Golshifteh Farahani : Laura
  • William Jackson Harper : Everett
  • Chasten Harmon : Marie
  • Barry Shabaka Henley : Doc
  • Rizwan Manji : Donny
  • Masatoshi Nagase : le touriste japonais

Fiche technique

  • Réalisation et scénario: Jim Jarmush
  • Directeur de la photographie : Frederick Elmes
  • Musique : Drew Kunin
  • Production : Joshua Astrachan et Carter Logan
  • Durée : 118 minutes
  • Dates de sortie : 16 mai 2016 (Festival de Cannes 2016); 21 décembre 2016 (sortie nationale)
Reproduction possible des textes sans altération, ni usage commercial avec mention de l'origine. .88x31.png Credit auteur : Ann.Ledoux